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désolée, Paumée se veut à l'abri, sauf quand un acte fait déborder le vase, des allusions à la politique ambiante.. et si je suis reconnaissante aux envies de commenter je vous demande de me pardonner de rétablir la modération

jeudi, avril 05, 2012

C'est l'année de ses quarante ans et elle ne sait presque rien.


(à Brigitte Célérier)

C'est l'année de ses quarante ans et elle ne sait presque rien, ou alors elle sait de moins en moins de choses qu'avant, ou alors elle doute de plus en plus, et elle se demande si de l’autre côté de la Méditerranée, P. a l'impression que les années ont alourdi, ou au contraire allégé, le poids de laine sur ses épaules. Elle s’est demandée ce qui les rapprochait, à part ce peu de choses qu’elle sait (l’engouement pour Facebook, les vases communicants, les photos tout simplement originales, et l’écriture).

C’est l’année de ses quarante ans et elle rêvasse devant les photos à la couleur miel de P., qui croit disparaître mais dont la présence dans la vie de ses lecteurs assidus se fait de plus en plus importante, sans qu’elle le sache forcément. À première vue, P. ne partage rien avec eux, à part ses mots, et encore. Mais P. et eux partagent la même voix en fait, la voix de P. dans la tête de ses lecteurs assidus se fait de plus en plus claire, et elle leur fait de plus en plus de bien.

Elle lit que P. a jeûné hier soir en prévision d’une prise de sang à faire ce matin. Il lui est arrivé exactement la même chose, et elle aussi, cela faisait longtemps qu’elle était censée faire cet examen sanguin, parce que cela faisait longtemps qu’elle était épuisée, nauséeuse, au bord de l’évanouissement. P. semble aimer les palmiers, elles ont donc un autre point commun, car ces arbres pleins de joie font sourire les yeux de H. quand ils en croisent. À chaque fois qu’elle rentre de l’étranger, les premiers pas dans l’aéroport entouré de palmiers rieurs et ébouriffant les nuages sont comme la première bouffée d’air après trop d’éloignement.
Quel est le contraire d’un point commun, si ce n’est un point différent ? Probablement une absence ? Oui, une absence aussi. Ses épaules, P. aime les recouvrir de laine, d’après les photos de P. affichées sur son blog, pourquoi ? Elle ne le sait pas, mais elle sait que ces mailles sont absentes de sa propre penderie, parce qu’elle est allergique à la laine. Est-ce que cela viendrait de ces vêtements déposés par des voisins bénévolents et anonymes devant le portail noir puis blanc puis gris de leur maison ? Elle se souvient de collants et d’un bonnet sous lesquels sa peau grattée jusqu’au sang hurlait, et de cette veste à carreaux noirs, blancs et rouges, une espèce de veste de clown s’est-elle dit en l’endossant à la demande expresse de ses parents, et en éternuant tout aussi tôt. Elle était trop courte, étroite, mais la laine tient chaud, tu te tais et tu la portes. Elle s’est tue et l’a portée et ils se sont moqués d’elle dans la cour de récréation. À qui avait-elle piqué cette veste, ce n’était pas la sienne pour de vrai, on dirait un clown, elle ne va pas avec ta tête (d’asiate). Elle n’aurait jamais pu avouer que des voisins la lui avaient donnée, et puis elle ne savait même pas lesquels. Elle ne l’a jamais su en fait.

Il y avait ceux dont les fils rentraient et sortaient de prison, dont le berger allemand avait mordu son frère, dont les voitures cabossées étaient garées en plein milieu de la pelouse. Il y avait ceux qui travaillaient chez Nestlé et leur donnaient parfois du lait concentré, des bouteilles de Maggi, des œufs en chocolat aussi. Il y avait ceux qui travaillaient à la poste, dont les pièces de la maison étaient toujours plongées dans l’obscurité et dont la fille aînée, avec qui elle se maquillait à outrance et séchait les cours du collège pour aller à la foire, adorait manger des soupes de nouilles lyophilisées pour le goûter. Il y avait ceux qui étaient flics tous les deux et portaient un nom de famille aboyé, leur fille unique avait le seul porte-disque du quartier. Il y avait ceux dont on ne savait jamais rien, comme H. et sa famille. Il y avait la voisine divorcée aux trois filles blondes, toutes aussi belles les unes que les autres, et l’été elles portaient des robes à fleurs et partaient en riant à bicyclette, les cheveux détachés et sentant bon, tandis que H. , de l’autre côté du portail noir puis blanc puis gris de leur maison, cheveux coupés à la garçonne, c’est plus pratique, les regardait, non, elle les admirait passer, assise sur la selle du petit vélo de son frère, qui n’avait qu’une pédale, et serrant le guidon à s’en faire blanchir les phalanges. 

C'est l'année de ses quarante ans et l'hiver a bien duré, les coquelicots bien tardé, sans qu’elle ait su pourquoi. Il y a vingt ans, elle aurait soit écrit qu’elle en souffrait, soit qu’elle refusait cet état des choses et voulait changer le monde et sa météo pourrie, parce que bien sûr, elle savait tout il y a vingt ans. Elle serait sortie en petite robe légère sous la pluie, aurait sauté à pieds joints dans les flaques en grosses bottes de moto, et dormi sur les bancs, sans couverture, par défi bien sûr. De toute façon elle n’a jamais supporté les doudounes remplies de duvet d’oie, les châles et la laine, comme on le sait maintenant. Aujourd'hui, elle s’est contentée d'attendre, et c'est déjà pas si mal. Et de l’autre côté de la Méditerranée, elle sent P. attendre aussi, chaque jour, à chaque battement de cœur, le facteur peut-être ? Elle ne sait pas, mais elle croit avoir compris qu’elle attendait la lumière, la chaleur, la douceur, le retour du goût des choses, les moments de contemplation volés au temps, les objets qui font des clins d’œil, les souvenirs qui peuvent si bien mentir, les phrases qui font tant de bien et qui tordent le nez au quotidien.

Le facteur, H. l’attendait avec impatience, petite d’abord parce qu’alors il lui apportait encore des lettres de sa grand-mère, qu’elle n’a jamais revue, la mort l’ayant emportée sans qu’elle ait jamais su quand exactement, sa grand-mère qui l’avait élevée jusqu’à ce qu’elle ait eu trois ou quatre ans. Elle l’a aussi beaucoup attendu plus grande, le facteur, pour les lettres d’amis, les lettres d’amour, les cartes postales collectionnées, les histoires collectionnées, les preuves d’affection collectionnées. À l’âge de dix ans, elle répondait à sa grand-mère sur du vrai papier à lettres, les seules fois où elle avait le droit de s’en servir, le papier Vélin bien blanc sous lequel on place une feuille barrée de lignes bleu foncé. Elle bavait plus sur son buvard que son stylo à plume. Une fois la lettre terminée, elle connaissait immanquablement la censure : son père brandissait le petit flacon de correcteur blanc en secouant la tête avec consternation, et transformait sa missive léchée en croûte. Après, elle devait mentir sur ce blanc étalé, parce que “les communistes” n’auraient pas aimé telle ou telle tournure de phrase, ou auraient puni sa grand-mère s’ils apprenaient telle ou telle chose concernant leur famille. Une fois, elle n’a pas hésité à écrire qu’elle haïssait “les communistes”, phrase qui a été interceptée à temps par le correcteur de son père. C’est peut-être durant ces séances de censure qu’elle a appris à fabuler.

C'est l'année de ses quarante ans et elle a lu le beau texte "Revenir" de P. L'homme dont P. parle revient et retrouve dans son ancienne chambre un cahier dans lequel il avait écrit durant son adolescence. Elle s’est tout de suite émerveillée en se disant qu'il y a donc des personnes à qui il est donné de retrouver des chambres où ils ont vécu enfant ou adolescent, que de telles chambres existent réellement, dans des maisons qui ne font pas que partie de souvenirs effacés par les guerres, et que des cahiers d’adolescence perdurent pour attendre le retour de leur ancien confident. Les siens, elle les a déchirés et jetés au fond de la poubelle d’un immeuble où elle vivait à l’âge de dix-huit ans : des cahiers de la marque “Oxford”, à la couverture bleue, vert pomme, rouge, remplis de lettres adressées à “Mon cher Oxford”. Il y a vingt ans, elle enviait à en sangloter ces personnes, ces chambres, ces cahiers, de pouvoir ainsi se revoir un jour. Aujourd'hui, elle ne sait plus ce qu’elle est censée éprouver face à cette idée, et au château où elle a grandi, car son enfance ne s’est-elle pas déroulée dans un château de chambres ? Oui, c’est dit joliment, pour des raisons évidentes à ses yeux. Ils ont tant erré que son enfance peut se résumer à un labyrinthe de pièces à vivre, un assemblage de lits, armoires, bureaux, chaises... Elle a eu tellement de chambres enfant que c'est comme si elle n'en avait jamais eues.

Et que dire de ceux qui enfants n'ont jamais eu de chambre à eux, parce qu'ils devaient la partager, avec un, deux, six ou vingt autres ? Et de ceux dont la chambre a été perdue ? Oui car l'on peut perdre sa chambre, sans parler des déménagements, elle peut exploser, être donnée à quelqu'un, être vendue, devenir valises, ou juste une simple valise posée à terre, sur la moquette grise râpée, à côté de laquelle on dort, à même la moquette, enroulé dans une couverture. Une petite valise où sont rangés si peu de vêtements que la petite fille les jette en boule pêle-mêle pour voir s'ils ne pourraient pas prendre un peu plus de place, car elle aimerait tant que sa propre maigre personne puisse prendre un peu plus de place dans le monde, de ses parents d'abord, et puis elle aimerait faire comme si elle n'arrivait pas à la fermer, la bouche et la valise, ou comme dans ce film qu'elle a vu, dans lequel le personnage s'assoit en riant sur sa valise pour arriver à la boucler.

Elle aussi plus tard a voulu pouvoir rire à chaque fois qu'elle rabattait le couvercle d’une valise de plus, mais elle ne savait pas le faire, ni rire, ni sourire, et aujourd’hui qu’elle le sait, elle ne veut plus partir, parce que c'est l'année de ses quarante ans et qu’elle élève un enfant pour la première fois de sa vie, un enfant à elle, à qui elle a donné le jour dans une ville d'adoption, et elle ne sait pas comment élever les enfants alors qu’elle croit savoir tellement d’autres choses, qui concernent sa profession avant tout, ce qui au final est bien peu de choses.

Elle ne sait pas si elles resteront ici, ni quelle vie elles auront ensemble, elle sait juste que l’amour qu’elles se donnent est incomparable, qu’il la baigne de l’innocence qu’elle croyait avoir perdue à jamais, et qu’il la sauve de l’ignorance.

Paumée tout fier (en plus l'est nommé dedans) de se parer du texte de Sabine Huynh pendant que Brigetoun, avec ses exactement trente ans de plus, s'interroge sur sa persistance sur « presque dire », chez sa cadette http://www.sabinehuynh.com/

Rappel :
Tiers Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre."

La liste des participants, que j'espère correcte se trouve sur un blog dédié à ce seul usage http://rendezvousdesvases.blogspot.com pour simplifier les choses pour les participants 

11 commentaires:

jeandler a dit…

Un beau texte, sans sensiblerie, chantant, évident de pudeur , en recherche d'amour.

Brigetoun a dit…

délicat et touchant - suis ravie

Dominique Hasselmann a dit…

Château de chambres... oui, visites vers autrefois.

Dominique Hasselmann a dit…

@ brigetoun : très beau, votre texte + photos.

La vie est un pêle-mêle.

Brigetoun a dit…

grand merci pour les deux, Dominique - sommes presque jumelles, enfin presque

Sabine Huynh a dit…

Presque jumelles dans ce pêle-mêle...

Pierre R. Chantelois a dit…

Comme un livre de chevet qui se lit dans l'intimité et dans la solitude. Fort bien inspiré ce texte nous ouvre de belles avenues pour poursuivre le rêve. Et j'imagine la délicatesse de ce papier Vélin bien blanc sous lequel on place une feuille barrée de lignes bleu foncé...

Danielle Carlès a dit…

Paumée, c'est une expérience comme la lecture des Essais, avec les inventions humaines qui offrent la possibilité de partager dans le temps, et se montrer comme on est, et être une femme. Nous sommes tous tellement masqués !
C'est vrai, nous partageons une voix, au-delà des mots, un genre d'évidence.

Brigetoun a dit…

merci pour Sabine - j'ai de la chance

Sabine Huynh a dit…

C'est moi qui ai de la chance, merci Brigitte d'être chez moi.

Brigetoun a dit…

trop gentille.. ou disons que nous partageons