vendredi, juin 02, 2023

"Va-et-vient" numéro 4 : "Le foulard oublié" par Dominique Autrou

Dans la lignée des célèbres « vases communicants », ce numéro 4 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : des personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog d'un autre. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis de chaque mois. Le thème de celui-ci s'intitule « Le foulard oublié »

Pour cette édition je reçois Dominique Autrou ci-dessous, et il me fait le plaisir de publier ma contribution sur la distance au personnage .

Les trois autres échanges ont lieu simultanément entre Marlen Sauvage (les ateliers du déluge) et Marie-Christine Grimard (Promenades en ailleurs), entre Amélie Gressier (Plume dans la main) et Jean-Yves Beaujean (Désert Occidental) tandis qu'enfin Dominique Hasselmann rallume son fameux Métronomiques pour échanger avec l'auteur du blog Carnets Paresseux.

Le Va-et-vient n°5 paraîtra (vacances d'été obligent) le vendredi 1er septembre et son thème n'a pas encore été choisi.

A vos claviers, et merci de nous signaler votre participation avant la date de publication.



— Tu dors ?

— Non non, pas du tout, je suis dans mes pensées, ce matin je me suis réveillé dans la peau d’un autre. Cela m’arrive souvent, presque tous les matins, l’illusion dure ce qu’elle dure. Ce matin c’était dans la peau de mon père, comme toujours dans ce cas je me réveille avec dans l’esprit quelque idée que je lui supposais habituelle, jusqu’à sentir mon visage se transformer en une mimique dont il avait le secret, ou esquisser le souvenir d’un de ses gestes familiers ; la chambre aussi a changé de physionomie, peut-être suis-je en Bretagne, géographiquement c’est bluffant. Ou bien serions-nous à l’hôtel, dans une ville où nous passions en voyage ? En quelle année, difficile de le dire, la plupart du temps son souvenir m’investit à un âge identique au mien actuellement. Mais cela encore, ce n’est pas le plus bizarre, il n’y a là rien que de très classique, j’imagine. Dans ces moments, la femme d’à côté (dans le lit, qui dans la vie courante est la mienne) pour quelques secondes devient de ce fait ma mère, on connaît la chanson. Ou bien est-ce vraiment la mienne, et je deviendrais alors, fugacement, son beau-père ? Je me réveille de plus en plus tard, généralement ma femme est déjà levée. C’est heureux car je suis tout désorienté, à l’évidence, et j’aime autant lui éviter ça. Mais il y a mieux, plus jeune je me réveillais dans la peau d’un autre avec, à mes côtés, une autre que celle qui était réellement là. Cela ne posait pas de problème avant que j’aie pu dire quoi que ce soit. Mais j’ai dû parler. Cela devait arriver, un jour je me suis réveillé et il n’y avait plus personne. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, dans le doute, puis j’ai découvert l’étendue de la disparition, aussi brutale et radicale que dans le roman éponyme. Enfin ce n’est pas tout à fait juste, plus tard en soulevant l’oreiller j’ai constaté qu’elle avait laissé un foulard. À cette époque nous vivions dans une pièce sous les toits qui n’était pas chauffée l’hiver. Même pour dormir il fallait se couvrir. En été la fenêtre était ouverte en permanence pour se rafraîchir et faire entrer le chant des oiseaux. Mais pour ce qui concerne le foulard, il n’est pas sûr que ce fut un oubli, peut-être au contraire l’avait-elle laissé là comme un témoin, une part d’elle-même, dans un motif trouble, ambivalent. Quoi qu’il en soit j’ai passé une bonne partie de ma vie à la recherche de la substance enfuie de ce foulard. Son odeur, sa couleur, sa chaleur, j’en rêvais souvent. J’ai lu quelque part l’affirmation scientifique que nous rêvons en noir et blanc. Foutaises. Il faudrait vraiment être un foutu pisse-froid pour accepter une telle ânerie. Au contraire, le cerveau utilise toutes ses capacités pour déployer son luxe narratif. Couleurs, odeurs, bruits, contacts ! Il ne nous épargne rien et les nuits sont superbement agitées. Il m’est arrivé de croire la retrouver, une odeur par ci, un trait de couleur par là. J’ai même essayé la poésie : « foulard envolé / sur le chemin de l’oubli / frissonne le vent » ou bien « brisé par l’automne / sur la route du vent froid / foulard oublié » ou encore « souvenir froissé / voilant l’horizon brumeux / un fil de désirs », etc. Mais les mots ne m’ont jamais réussi, confusion et embrouille. Un soir d’été, après un long week-end avec des amis je rentrais à Paris en descendant depuis les sombres forêts de l’Ardenne belge, paysage un peu déprimant qui rappelle à chaque détour le quotidien de l’aspirant Grange dans le livre de Julien Gracq, tu sais, Un balcon en forêt ; puis tout à coup la Meuse retrouvée, le soleil par intermittence frôlant le sillage des péniches, je ne roulais pas vite, pas envie de retourner au travail, le moins vite possible compte tenu des circonstances, et tout à coup j’ai perçu du coin de l’œil une petite boule orange et bleue qui dépassait la voiture sur la droite, à un mètre au-dessus de la rivière. C’était un martin-pêcheur, son manteau exactement dans les teintes du foulard, évènement prodigieux qui m’a redonné le goût d’aller chercher plus loin que les choses en elles-mêmes. Et puis le temps a passé, un vieil ami que je croise rarement m’a appris la disparition de la femme au foulard. Je l’ai écouté sans l’entendre. Stress, tabac, cancer, fin de partie. Paraît-il qu’elle avait eu une fille. J’aime toujours autant le choral des oiseaux, avec de temps en temps un pincement au cœur. Parfois au réveil je ne sais même plus qui je suis ni où je me trouve, ça dure quelques secondes d’incertitude et d’hébétude, après cela pour occuper les heures, avec ma femme nous allons tous les jours aux jardins solidaires, ils ont besoin de bras et c’est à peu près tout ce que je sais faire, jardiner, on ne fait de mal à personne et il n’est pas encore question de nous expulser au profit d’une banque, d’un parking, d’une agence immobilière ou de je ne sais quelle foutaise d’un semblable acabit, il y a beaucoup de gens de toutes les couleurs qui passent chaque semaine quelle que soit la saison et il est là, le foulard, quelque part au milieu, depuis toujours il est là. Au milieu des gens qui vont et des gens qui viennent et qui parlent et essaient de se comprendre. Et il est à tout le monde, je crois.

— Mais pourquoi tu me racontes tout ça ?
— Oh oui, pardon. Pardon, j’essayais juste de rester éveillé. Du café ? 


11 commentaires:

  1. Foulard, peau fine d'un ou d'une autre... Texture cutanée, texte tissé au cordeau ! ;-)

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  2. n'est ce pas ? j'ai de la chance de l'avoir ici

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  3. pardon, dans les brumes du réveil et parce que, honte, je n'avais pas fait une vérification, je n'avais pas vu quelques sauts de ligne sans raison... le texte a he l'espère retrouvé un traitement digne de lui...

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  4. Godart8:19 AM

    En ce temps de Roland-Garros, fin de partie pour la femme au foulard. L'histoire est belle, les réveils enveloppés dans la brume des bords de la Meuse.

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  5. Grand merci à vous Brigitte ! (je récupère les liens html comme peux) on dirait que ça marche

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  6. grand merci Dominique (pour les liens il semble que j'ai enfin appris)

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  7. Ah ça oui ! " le cerveau utilise toutes ses capacités pour déployer son luxe narratif". Quelle verve ! A vous lire encore…

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  8. Bon, c’était une belle journée alors, c’est l’essentiel. Merci à toustes pour vos lectures :-)

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  9. je suis toujours baba devant la précision et la richesse des textes courts de Dominique A.
    C'est dire le choc et la joie de découvrir ce que ça fait quand il prend le temps de développer un peu !

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  10. Une sorte de petit roman noir avec sa chute mélancolique.

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