Dans la mini-moisson de livres ramenée lundi matin, guidée par un souci de compromis entre désir ou envie et conscience du dépassement déjà acquis de mon budget, j'ai choisi pour mon souper et l'enfoncement vers le sommeil, les «notes sur l'affaire Dominici» de Giono. J'ai retrouvé le souvenir de conversations des parents autour de la table du salon de la maison de vacances, à cette heure entre chiens et loups où, enfants et presque grandes, nous attendions, sans trop d'agitation, dessinant ou faisant semblant de lire, l'heure du dîner, et un vague souvenir d'effroi. Je crois avoir retrouvé aussi la lecture de ces articles, oeuvre de commande, regard qui cherche l'honnêteté et parle de Giono, de sa façon de vivre ce pays et ces gens... j'ai reconnu cette impression, avant tout, de la rencontre de deux univers, de deux langues et de l'incompréhension qui en résulte.
«Les mots. Nous sommes dans un procès de mots. Pour accuser, ici, il n'y a que des mots ; l'interprétation de mots placés les uns à côté des autres dans un certain ordre. Pour défendre également... nous sommes dans un total malentendu de syntaxe.»
et, déjà dans cette partie, les portraits et celui qui se dessine peu à peu de l'Accusé, avec ses zones d'opacité, ses contradictions, les tentatives de le comprendre, portrait splendide et peut-être fantasmé
«Peut-être mufle, goujat et cruel, mais incontestablement courageux, fier et entier. Une hypocrisie très fine, Renaissance italienne. … il répond du tac au tac au Président, sans insolence, avec bon sens. Même à ses risques et périls, il tient tête, et malgré tout ce que disent les enquêtes psychologiques, il tient tête sans colère. Il est rusé mais il n'est pas habile. A maintes reprises il s'est montré laid. Je le crois capable de générosité à condition que cette générosité soit un spectacle. Malgré son vocabulaire très restreint (pendant tout le temps des débats il s'est servi de trente-cinq mots. Pas un de plus. Je les ai comptés), à un moment il commence par : "Moi, on m'a pris comme un mouton dans la bergerie" et il fait sur son état de berger solitaire six phrases parfaites.»
Et il y a ce petit texte, gionitissime et merveilleux : «essai sur le caractère des personnages» où, amplifiant cette ébauche de portrait, l'éclairant, le justifiant par une tentative de reconstitution de la vie de Gaston Dominici - et ce que cela a fait, à sa suite ou en réaction, des fils – il raconte, il chante avec retenue, la haute Provence (schématisant un peu trop en passant l'autre, dont je découvre maintenant qu'elle n'est pas uniquement dans l'image pour visiteurs), retrouvant un moment «géographiques» que vient d'écrire Bertrand Redonnet, dont je parlais lundi : «Les lois naturelles qui déterminent la forme, la couleur, le tempérament d'une région déterminent le tempérament de ses habitants».
Il y a des pages admirables sur la description de ces «pays», les nuances entre Brunet, caché dans l'ombre, accroché à mi-chemin sur «le flanc noir du plateau de Valensole», la solitude et la vue que l'on a des pâturages sur la vallée de la Durance et l'ouverture sur le monde, Ganagobie et les durs contreforts de la montagne de Lure, les bois et la sauvagerie, et la petite et encore ingrate «Grande Terre», toute proche, mais proche également de la route, du chemin de fer, même si la gare désaffectée n'est plus que l'»aboutissement d'un téléphérique qui transporte le charbon des mines de Sigonce».
Pages dans lesquelles il y a l'amour du vieux pour ces terres dures à la richesse cachée, et surtout l'amour qu'a pour elles l'habitant de la déjà plus douce Manosque.
Les jours s'allongent très vite, et il faisait incroyablement clair quand je suis partie, un peu avant 20 heures 30, pour écouter Aïda (que je n'avais jamais entendu «en vrai» et en entier, pas mon Verdi préféré, et ne l'est toujours pas malgré ses grandes beautés) dans une coproduction opéras d'Avignon et de Nice (finances et choeur en renfort du notre)
Un décor assez intelligent (grosses colonnes, éléments, toiles peintes, une vidéo), pas tout à fait assez pour que les changements ne soient un rien longuet, des costumes stylisés qui, écrasés en plus au début par une lumière blanche impitoyable, frisaient d'assez près le ridicule, une mise en scène basique (jolie, cependant, la présence obstinée d'un scribe dans un coin de chaque tableau). Un chef, Rani Calderon, avec une chemise de satin noir, mais de très belles mains et une bonne direction.
De beaux choeurs (spécialement aimé les chants liturgiques du 2ème tableau du 1er acte, et ceux du retour de l'armée. Une Aïda, Indra Thomas, au joli visage et au très très très ample corps, drapé de beaucoup de tissu rouge sombre ou bleu nuit profonde, à la voix absolument ravissante, souple, ronde, (sublime, à mon goût, dans son air de la fin du 1er tableau,dans «O Patria mia» et dans la scènee finale dans la crypte) qui restait délectable dans les forti aigus, faisant ressortir ce que pouvaient avoir de plus ou moins métallique et vibrant celles des autres chanteurs (sans que cela nuise vraiment aux ensembles) :
un bon Radames, Jeong-Won Lee, dont j'ai bien aimé les graves, plus que les éclats – une Amnéris, Elena Manistina, dont je n'ai vraiment aimé la voix qu'au 4ème acte (mais alors vraiment) – le joli timbre de notre jeune régionale Ludivine Gombert en prêtresse – l'assez beau grave de Nicolas Courjal en grand prêtre, de bons classiques chanteurs pour les deux rois.
Je suis sortie dans les premiers, dès la fin des trois saluts, et j'ai été doublée par une violoniste galopant, violon à pleins bras et jupe remontée, pour délivrer la nounou qui l'attendait.
7 commentaires:
On s'en moque un peu mais Giono restera un de mes préférés!
J'ai fait la bêtise il y a quelques années d'aller voir Aïda au Stade de France, une catastrophe !
Lumineuse photo dans l'opéra !
jadis et naguère je présentai ces notes de Giono en les croisant avec des articles de journalistes présents aux assises
ce qui me gêne, c'est la place officiellement donnée par le Président à l'écrivain
comme s'il était premier spectateur et comme si la justice le donnait en spectacle lui aussi...
ceci pour la forme : la théâtralisation d'un tribunal est tout sauf neutre
mais pour le fond, le constat dressé par Giono, cette confrontation entre deux cultures (juge-paysan) à travers leurs vocabulaires, est passionnante
Une vieille affaire que celle-ci.
Un jour, quelqu'un en fera un opéra.
Charmante sortie, prestissimo!
Superbe note de lecture, dans le ton, dans le souvenir, une lecture avec toute vous!
et Aïda, par votre regard. j'aime la chemise de satin noir du chef :-)
Délivrer la nounou : joli titre, non ?
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