Comme il semble que je prenne l'habitude de sortir quand le soleil s'absente, Avignon en ce milieu d'après-midi vivait lentement sous un ciel blanc.
Comme le sommeil empiète de plus en plus sur mes journées, et comme ma paresse suit son exemple, je recopie ici ma crontribution au #2 de l'atelier d'hiver du tiers livre https://youtu.be/Q_DmLfz9cIA et https://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article4945 (l'ensemble des contributions reçues à ce jour sur https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article623), en l'accompagnant d'une vieille photo prise à Boulbon il y a quelques années
Je n'ai pas eu de chambre d'enfant à moi et nous nous y faisions guerre, je m'étais creusé une cabane dans un fourré mais les branches l'ont refermée, je regarde autour de moi mais l'antre me parle de maintenant, alors je tends la main gauche la paume vers le haut creusée comme une coupe et j'y regarde, je vois le film sur lequel tremble l'image lumineuse de mon père jeune et beau puisque admiré par ses nièces descendant avec des sauts de chat l'allée de la villa de Tamenfoust bien avant que nous soyons ma mère et moi, je vois l'affiche du cirque Pinder qui se décollait déjà dans la pluie qui clapotait sous mes galoches quelques heures après qu'elle ait été posée sur le chemin de l'école au Conquet et je retrouve le regret de savoir que nous n'y irions pas, je vois la courte jupe circulaire sur mes grosses cuisses d'adolescente honteuse et Phyllis la professeur de danse qui me voulait au premier plan sur la scène de la salle de fête parce qu'elle disait que je dansais bien, je vois cet homme qui dressait des chiens à sauter dans des cercles et me souviens que si triste me semblait la représentation entre des bancs disposés en cercle dans un pré à Féternes où je m'ennuyais puisque l'ainée, je vois la jetée du port en construction et j'entends la voix claire du garçon qui lisait le rôle d'un valet de Marivaux – ne sais plus lequel – valet dont j'étais la version servante, ce garçon resté en mémoire, pâli mais intact, parce qu'il s'est suicidé un mois plus tard – il ne fallait pas en parler ni savoir pourquoi –, je me vois lisant un livre, ramené d'une boutique où l'on marche sur les invendus ou jugés invendables près de Beaubourg, posé sur une haie au dessus du terrain de foot/basket du square de la Petite Roquette, lecture ostensiblement attentive pour ne pas montrer que j'entendais ces voix qui me dérangeaient, les voix d'un couple d'élèves du Cours Simon qui travaillaient un texte et que je ne voulais pas regarder de peur qu'ils ne sentent combien j'étais pour eux un détestable et cruel public, je vois les autres corps étendus autour de moi sur le béton – à vrai dire je ne le souviens plus de la nature du sol – tous ces corps qui sont morts avec un talent que je n'ai pas au cours d'une de ces séances de l'Académie expérimentale de théâtre de Banu auxquelles j'aimais venir me nettoyer des vide-ordures et problèmes de loyers, quasiment seule à n'avoir d'autres rapports avec ce monde que celui de public, et je vois la grâce de certains en se relevant à côté de ma gaucherie déterminée, je vois la plage les créatures étranges cruelles et merveilleuses autour du lit à baldaquin dans « Juliette des esprits », je vois trop de choses qui se pressent dans la coupe de ma main qui est plus grande que le pensais mais qui s'y mélangent un peu ou restent presque transparentes comme ce jour où aux personnages entourant la table de la « Noce chez les petits bourgeois » je superposais au début le souvenir pénible d'un dîner, la veille, dans ce qui se jugeait, en partie avec raison, un monde grand-bourgeois où muette et déplacée en tant qu'invitée par obligation ou erreur je regardais les jolis visages et les gestes raffinés devenir laids pendant que les répliques s'échangeaient même si j'avais croisé à un moment les doux yeux souriants d'une vieille femme et je me souviens du moment où les mots de Brecht et le jeu des acteurs ont pris la relève, je trie, je laisse tomber hors de ma main, dans leur gloire ou à tout le moins leur relative célébrité, des moments d'intelligence discrète et brillante à la fois, des images belles, des mots denses, des épiphanies, je salue simplement pour les effacer un cheval qui danse sur un mur, un corps planté seul sur un grand plateau qui fait vivre un long et splendide poème de Pessoa, une silhouette qui monte sur une tour dans la nuit et tous ces visages innombrables becs ouverts pour que s'échappe le souffle tendus vers lui, une chèvre au piquet devant les tentes de la troupe qui va m'émerveiller dans la carrière de Boulbon, et je repousse sur les bords tout le reste, bon ou passable ou prétentieux, gardant un instant la profondeur de «la classe morte» de Kantor à vrai dire devenue un peu noyée dans la brume du souvenir modifié par des lectures, une «Mère courage», d'autres talentueuses représentations de saltimbanques ou rouliers et même, s'invitant parmi les spectacles de plateau, «la Nuit des forains» de Bergman, m'attardant un peu, parce que pas vraiment réussie et malgré la splendeur couteuse de la réalisation, sur «le Grand théâtre d'Oklahoma» tiré de Kafka et interprété par les acteurs handicapés de la troupe Catalyse, ma gorge contractée un peu en sympathie avec leur fierté et celle de leurs parents mêlée de douleur familière et acceptée, ne gardant que quelques souvenirs parmi ce que l'on pourrait juger indigne de tout cela et je vois l'humble et merveilleux couple constitué par un vieux et chenu marionnettiste très célèbre en son pays – ne sais plus si c'est Chine ou Japon – et sa créature au visage taillé à la hache, aux yeux tombants et aux mains démesurées aussi grande que les marionnettes du bunraku, créature tendre et laide vouée au malheur, je vois les spectacles de rue parfois pouilleux ou lamentables, parfois merveilleux, musiciens, cracheurs de feu, jeunes des quartiers dansant sur la place de l'horloge au cœur de cercles admiratifs, et, revenu chaque année, un marionnettiste aux créatures déglinguées qui appellent des rêves, les lectures quasi improvisées dans le cloître du Palais devant des groupes de fidèles par les troupes permanentes d'Avignon qui en juillet dernier en avaient pris possession, assurant si fortement que ce n'était pas revanche sur le festival «in» qui ne les avait jamais invitées qu'il y avait sans doute un peu de ça, et je m'arrête devant cette salle heureuse et partisane au théâtre des Halles, avant le reconfinement accueillant le spectacle longtemps préparé par un groupe de nos amis mineurs isolés.
9 commentaires:
Photo prémonitoire quelque part.
J'ai écouté hier soir (manif aujourd'hui contre la politique macronienne et bachelotée) Nathanaël Karmitz - le fils de son père Marin, je pense - sur France Inter.
Une voix et un discours clairs dans ce paysage sombre ! :-)
Dominique pas si prémonitoire... elle date de 2014 en pleine lutte des intermitents quand le festival a failli être annulé et quand toutes les compagniesgnies du in manifestaient leur solidarité
Comme j'aime..cette main en coupe aux souvenirs.. il en reste en écho comme une goutte de miel
merci Arlette
Les jours se suivent et se ressemblent. Hier ou aujourd'hui, même combat.
ouvrir l'esprit est un combat perpétuel
Et bien, que de rappels dans la paume de votre main. Tout comme pour Thomas Bernhard, il faut parfois reprendre son souffle pour aller au bout de ce foisonnement de souvenirs, avec plaisir de lecture à la clef.
merci Godart... trop abondant mais un peu plus de la moitié de ce qui était venu (et en me freinant)
Oui garderl'esprit vif me dit aussi l'Homme de science hier
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