Je l'ai vue de loin, et je la regardais en suivant le bord des terrasses, avec mes sacs. M'a tant plu sa jeunesse studieuse, absorbée, comme dans un ilot, en bordure de l'agitation, que je me suis arrêtée et, comme elle ne me voyait pas, j'ai volé son image, pas vraiment la sienne, mais celle de l'étude, ou l'écriture. Elle levait son visage dans le vague, et puis redressait son classeur, écrivait. Peut-être recopiait-elle simplement, ou préparait-elle un exposé, puisqu'en approchant j'ai vu qu'une de ses mains était maintenant posée sur un livre ouvert.
Mais en regardant la photo, comme je finissais mes petites incursions dans le recueil d'un peu plus de trois cents pages des entretiens de (24 plus cinq portraits) de Georgia Makhlouf avec des auteurs, connus ou non de moi («les écouter écrire» http://www.publie.net/fr/ebook/9782814503618/les-écouter-écrire), j'ai eu l'idée de noter ce que certains disaient de leur écriture. Et bien entendu, malgré ce que je m'étais promis, malgré mes impasses arbitraires, malgré le hasard, malgré des suppressions que je voulais nombreuses, j'en ai retenu trop.
D'elle, comme un programme :
«S’interroger sur le mystère d’écrire, aller à la source, là où ça se passe, là où la littérature s’invente, vivante et polyphonique, douloureuse et flamboyante, c’est-à-dire sur les tables des écrivains ; s’apercevoir de la fraternité souterraine qui rassemble tous ceux qui partagent cette exigence-là, celle d’inventer le monde où l’on veut habiter, celle de faire de la langue le bien le plus précieux qui soit..»
de Sylvie Germain :
«Le grand danger pour tout artiste est de ne plus être dans le doute, de s'imaginer avoir acquis suffisamment de maîtrise et de ne plus se remettre en cause.»
d'Antonio Tabucchi
«Si la création du monde est marquée par le passage des ténèbres à la lumière, ce n’est pas ce passage qui crée le temps, mais l'écriture : c’est l’écriture humaine qui a créé le temps, et le temps est donc une dimension fondamentale de notre humanité, que nous pouvons difficilement appréhender dans sa totalité.»
de Patrick Chamoiseau :
«Le poétique permet de vivre la complexité, de rentrer dans une pensée du tremblement, d’accepter de ne pas être dans la certitude.»
de Raphaël Confiant :`
«j’ai toujours pensé que l’écriture était vaine si elle ne savait pas s’ancrer dans le monde.»
de Yannik Haenel :
«La littérature, à mes yeux, doit savoir rendre compte du déchaînement nihiliste qui est à l’œuvre dans le monde, elle doit trouver des formes et des mots à la fois pour représenter ce cauchemar, et inventer une sortie, proposer une ouverture»
de Régis Jeauffret :
«Une phrase est irréprochable quand elle n'est pas une escroquerie, c'est à dire quand elle correspond exactement à ce qu'on souhaite dire, à ce qu'on pense.»
de François Bon :
«J’organise mon expérience du monde avec mon seul outil, le langage. L’architecture d’un texte, la construction d’une phrase qui tienne, voilà les seules questions qui vaillent.»
d'Andréa Bajani (inconnu de moi)
«.. nous utilisons de moins en moins de mots différents. Cet appauvrissement linguistique va de pair avec un appauvrissement de la pensée. Il est donc de notre responsabilité de choisir les mots avec lesquels nous voulons nous exprimer.»
de Léonora Milano (idem) :
«J'écris dans l'écho des cultures qui m'habitent : africaine, européenne, afro-américaine, caribéenne. Tout cela vient tout naturellement se loger dans mon texte.»
d'Assia Djebar :
«Quand je dis que le sens ne m’intéresse pas et que je recherche la mélodie, la voix, cela signifie que je recherche l’arabe entendu durant ma petite enfance sans chercher à le comprendre.»
de Raymond Queneau, enfin :
«Prenez un mot, prenez-en deux, faîtes cuire comme des oeufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d'innocence, faites chauffer à petit feu, au petit feu de la technique, versez la sauce énigmatique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez vous en venir ? À écrire vraiment ? À écrire ?» ce qui fait un beau programme pour l'Oulipo.
«Paumée» pardon te demande.
10 commentaires:
C'est un beau bouquet que tu as cueilli là !
Un régal ces questionnements ... ce qui ressort c'est le doute et le travail.
Magnifique préambule à de biens jolies notes, Brigitte.
Sinon, du même Tabucchi, ceci :
"Mon seul conseil aux jeunes écrivains : s'il y a un menuisier dans votre quartier, passez le voir avant qu'il ferme et regardez par terre..."
(Le Magazine Littéraire, mai 2009, n° 486)
"L'écriture torture, j'en redemande."
Benoît Dehort, "Oeuvres complètes" (tome 8, page 457, Editions du Goudron).
Superbe, Brigitte!
En grande forme ... d'écriture.
Leonora Milano a une page FB et figure dans la liste d'amis de certains de vos amis (Albin Bis entre autres).
ce que tu relèves dans le livre cité dit le doute, la complexité, l'inquiétude parfois des auteurs et une certaine fraternité de fait qui pourrait se révéler dans la cohabitation des tentatives...
ce dernier aspect étant peut être le premier apport de ce recueil d'entretiens ...fragile sans doute puisque que la couverture indique que sitôt apportée chaque réponse est à nouveau bousculée...
j'ai lu les 49 pages qui sont offertes par le lien que tu donnes et j'y ai trouvé les questionnements mis en exergue par Georgia Makhlouf qui avant même les réponses apportées sont pour nous mêmes sources de réflexion l'inscrivant dans le contexte de chaque auteur...
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le jeune fille que tu as photographiée semble toute à son étude mais je la vois reliée à son portable...
Tu es un cordon bleu de la langue française
Pardon ? Pourquoi pardon ?
Dansé sur nos pieds
tu as encore ?
je le crains, et avec force
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