Recyclage et seconde chance pour version abandonnée (si le voulez bien avis demandé)
Dans le café sur la place, il y avait une jeune femme.
Elle était entrée, avait dit bonjour, n'avait pas eu de réponse - le cafetier était en discussion avec ses habitués - elle s'était assise à une table, près d'une fenêtre, un peu en retrait, sur la gauche. De là elle voyait l'esplanade, le parking devant l'église, un bout du marché.
Dans le café sur la place, la jeune femme regardait, ses mains relevaient le col de son manteau sur son cou, elle avait un blanc visage immobile.
L'esplanade devant l'église brillait d'un soleil froid. Le parking était plein, de voitures et de leurs occupants, qui restaient là, en petits groupes, qui semblaient attendre, et, près des marches du porche, une femme et deux jeunes-filles, un garçon, serrés, comme pour tenir les uns par les autres – de temps en temps les nouveaux arrivés venaient à eux, les embrassaient, et le garçon parlait.
Dans le café sur la place, la jeune femme avait commandé un chocolat, elle tenait la tasse dans ses mains, elle regardait.
Elle regardait une des jeunes filles, une petite brune, ratatinée dans son imperméable violet sombre. Elle tendait le visage, pour essayer de la mieux voir. Et puis, comme le silence s'était fait dans le café, elle s'est retournée, a vu leurs yeux sur elle, ou la fenêtre, et s'est redressée. Elle a ouvert son sac. Elle a sorti une lettre. Elle lisait, relisait sans doute. Il lui parlait de la petite brune, sa seconde fille, celle qu'il appelait son amie, il écrivait «tu verras, je suis certain que, toutes les deux, vous...».
Il y a eu du mouvement sur la place. Elle a levé la tête, en pliant la lettre.
Dans le café sur la place, la jeune femme regardait. Elle a levé la tasse devant son visage, a bu, s'est étranglée un peu. Elle l'a reposée, a baissé les yeux sur ses mains, a joué avec une bague, l'a enlevée, rangée dans son sac, dans la poche à fermeture éclair.
Un fourgon est arrivé. Avec une ébauche de garde-à-vous, les gens se sont un peu écartés, figés. Et des hommes en noir ont sorti un cercueil, l'ont porté dans l'église. La femme a suivi, avec les jeunes filles et le garçon, et puis tous les autres.
Dans le café sur la place la jeune femme regardait ses mains, la table. Elle a murmuré «quelle idiote !»
Les hommes en noir ont déchargé des couronnes, des bouquets. Il y en avait beaucoup. Cela a fait un petit va et vient entre le fourgon et l'église.
Dans le café sur la place, les conversations ont repris, le patron et l'un des vieux ont dit le nom de l'homme qui était dans le cercueil, et puis un peu de bien - il était connu, c'était un notable -, il y a eu une ou deux phrases discordantes ou ironiques, ils ont changé de sujet. La jeune femme regardait les réclames sur le mur, près de la porte. Elle leur tournait le dos. Elle avait les mains entrelacées, jointures blanches, sur ses genoux.
Le chauffeur, et les porteurs, sont sortis de l'église, ils attendaient, battaient la semelle, certains fumaient.
Dans le café, la jeune femme a pris un paquet dans son sac, un briquet, s'est souvenue que non, plus maintenant, s'est levée. Sur le trottoir – la rue entre elle, les voitures, le fourgon et puis, plus loin, le marché où les commerçants commençaient à ranger leurs étals – elle a sorti un cigarillo, l'a allumé, visage dans le vide. Elle a frissonné. Une nausée : chocolat, froid, tabac, autre chose. Elle est rentrée, raide, a cherché des yeux l'écriteau, est partie, titubant un peu, vers les toilettes. Elle s'est offert une destruction désespérée, véhémente, un anéantissement bref et total, le vide.
Sur la place un homme est sorti de l'église, portant un bébé qui criait. Puis une femme, la mère peut-être, et deux ou trois garçons qui se sont immédiatement mis à fumer. Ils parlaient. Ils attendaient.
Dans la salle le patron a vu la jeune femme revenir, pas ferme, bouche rouge, visage creux. Il lui a demandé si ça allait. Elle a eu un recul, puis un sourire, a répondu «oui, merci», a demandé confirmation de l'horaire du prochain car pour la ville, et puis ce qu'elle devait, a payé, a dit «merci, au revoir», et ils l'ont saluée par un bourdonnement bienveillant.
Sur la place, le fourgon, lentement, attaquait la petite côte vers le cimetière et les gens s'ébranlaient, le petit groupe toujours bien serré en tête, les autres dans le désordre des conversations. La jeune femme, sans regarder, est descendue vers l'abri, au bord de la route.
Ma participation de décembre aux vases communicants, en réponse à la cruelle histoire de Gilles Bertin http://brigetoun.blogspot.com/2010/12/finale-louis-xv-ses-quilles-bancroches.html, ou en tentative, puisque j'avais compris qu'il était question d'amour et de mort, et que ne voulais pas rester ou aller jusqu'à eros et thanatos, mais en rester à leur rencontre, fortuite. Une première version (en gros celle ci-dessus, que j'ai retenue, comme la moins décevante, et modifiée pour accentuer le rythme et ne garder que les répétitions (bêtes noires de Gilles qui a bien raison) volontaires). Mais, pendant une journée, il y en a eu une autre.
Je n'en pouvais plus d'attendre.
Pour m'occuper, je suis descendue, j'ai pris un café chez Pierre, il y avait un brouhaha confortable, c'était hors de nous, de ton silence, c'était bien. J'ai acheté des cigarettes et un journal. Je suis rentrée.
Je suis allongée sur mon lit, et le journal est là, entre mes coudes. Je reste figée, un peu, et puis les bras cèdent, je tombe, le nez sur le papier.
Ce n'est pas, je ne sais pas, ce n'est pas vrai.
Élan des muscles, je suis assise, le journal en mains. C'est là. L'accident, une photo de la voiture en sculpture froissée, avec des hommes en uniformes, un bout de route, un arbre, un champ, et au loin, vers la droite, un tracteur arrêté. A côté il y a un médaillon, quelque chose qui ressemble à toi. Et puis un article, un visage de femme un peu flou, vide, durci, ta femme.
C'est vrai, vous étiez gens d'importance. Elle surtout. Je lis, des phrases crispées, une réticence à parler, une impatience gracieuse, voudrait la paix, le calme. Mais bien entendu, c'est là si ce n'est pas dit, elle sait que les journalistes font leur métier, et qu'elle doit... Elle dit beaucoup «nous».
Je relis chaque paragraphe, comme si je n'avais pas compris, et les mots me remplissent.
Je suis pleine de ces phrases, elles s'installent dans le vide, là où voudrait venir la conscience, mon pauvre «nous».
Le temps passe, je suppose, je ne suis pas dedans. Je refuse.
Et puis je me secoue. Je vais dans la cuisine, je prends un grand sac, j'ouvre le frigidaire, je jette la pintade, les yaourts de tes petits-déjeuners - pour le thon j'hésite, je prends un couteau, j'en garde un peu moins de la moitié, le reste dans le sac – dans la salle de bains, tes mules, une cravate qui pend, ta brosse à dents, un coquillage que tu m'as donné – mais là, je reste un moment plantée, tout porte ta marque.
Ensuite il y a les photos, les lettres. Je ne devrais pas hésiter, je le sens, mais je renonce. Je ferme le sac.
Je suis devant la porte-fenêtre. La vitre froide contre mon front. Dans une houle. Je ne trouve pas la sortie. Je le dois.
Idée fugitive : aller au bureau, mais je suis en vacance. Je réfléchis, ou crois le tenter, un long moment. Je me regarde dans le miroir. Rien de ce que je suis, là, ne se voit, je pense. Une bouffée de colère contre ce visage normal.
Je murmure ta phrase fétiche, et cela vient, monte. Une boule sur la poitrine qui s'échappe, un vide dans le ventre, des sanglots qui éclatent. Mes épaules sont crispées, me font mal.
Les larmes se calment. Je m'effondre sur le lit. Je dors.
Si avez eu la patience de lire le tout, pouvez-vous me dire quelle est la moins mauvaise ? (finalement je ne suis plus certaine de mon choix)
21 commentaires:
la 2 sans hésitation (elle me parle come en vrai) et j'en ai (peut-être) besoin (j'aime beaucoup les parenthèses je devrai consulter ? sourire)
Les deux (pas la n°2, non, moi je préfère les deux versions parce que totalement différentes ;) )
je préfère la deuxième. peut-être à cause (grâce) au rythme, les émotions sont plus vivantes aussi !
Je vote pour la deux (on ne pense pas à "Moderato Cantabile").
zut j'ai eu tort de la censurer
Je vais différer des commentateurs qui se sont exprimés : je préfère la première version qui m'a laissé pantois. Je le suis toujours. Ce qui ne minimise en rien la deuxième version (remarque obséquieuse, je sais).
J'aime la musique de la première et je préfère l'ensemble de la deuxième...
ouf ! suis plus seule
la première, comme Pierre, peut-être parce que plus mystérieuse, elle ne se donne pas tout de suite, enfin, c'est elle qui me touche le plus
La première, avec juste ce qu'il me faut de distance rêveuse.
Je préfère la deuxième...
Jocelyne du Pontet.
Je préfère la deuxième à cause du "je", mais l'autre a ce quelque chose de mystérieux et d'inachevé qui fait qu'on a envie d'en faire partie et donc de mettre un "je" quelque part.
Vous voyez ce que je veux dire ?
Les 2 sont bonnes. Sans mentir.
Mais elles racontent deux histoires différentes.
L'une est pomme, l'autre orange, on ne les compare pas, on les savoure.
Bravo brige !
D'instinct la première, comme parfaitement sorti du moule de cuisson
dans la deuxième ça adhère encore un peu
joli et vrai Micheline
La première accroche (m'accroche):
un récit à la Kielslowski dans ses films...
J'aime les non-dits
Impossible de choisir ! Les deux sont bien avec une petite préférence pour la première tout de même !
Les deux ! C'est sûr. J'avais beaucoup aimé le publié et son mystère qui parle fort. Il ne trompait pas puisque le seconde "explique". Dit la solitude, l'illégitime de l'histoire et là encore plus poignant, avec un deuil sourd muet qu'on ne peut revendiquer.
Du bon là Brigitte !
La première est plus "travaillée" mais angoissante car il y a des mystères ,des non -dits inquiétants des jeunes adolescents
La seconde s'attrape mieux plus réaliste et presque en révolte et donc en survie alors que la première est sans espoir
La première est plus distanciée, la seconde sonne plus vrai et j'ai l'impression que l'auteur s'y expose davantage, prend plus de risques, donc la deuxième me semble plus intéressante.
Gilles
la première version, la montée de la douleur qu'elle ne pourra pas cacher longtemps, le mystère, les non-dits, l'exclusion de cette femme elle n'a aucune legitimité ici, ne peut que rester en dehors, sans se serrer contre les autres; elle n'a plus rien.
J'ai beaucoup aimé cette version
Anne-Marie
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