De cette maison, une parmi toutes celles qu'elle a habitées, si nombreuses pour son jeune âge (du haut de ses 9 ans, elle se souvient de trois avec certitude, les autres sont des faux souvenirs tirés de photographies aux bords dentelés ou de Polaroïds aux couleurs saturées), de cette maison elle revoit nettement ses petits pieds nus sur le carrelage en damier noir et blanc, la sensation agréable du froid, la pénombre de la chambre aux volets croisés pour protéger de la chaleur extérieure, et devant elle, la petite étagère murale, en bois de hêtre et fer forgé, sur laquelle sont alignés ses premiers livres sur trois étages, collections rose, verte, rouge & or.
Contre le volet de cette maison où elle sait qu'elle ne sera que de passage encore, une ou deux années environ, comme les autres fois (et du haut de ses 9 ans, elle n'imagine pas que d'autres vivent autrement, que d'autres ne quittent jamais la ville où ils sont nés), contre le volet cogne une branche du cerisier, planté trop près du mur, que le vent secoue sans ménagement, cerisier aux fruits acides, redevenu sauvage, ou ayant été mal greffé, elle ne sait pas trop comment cela est possible, mais les fruits étaient piquants, cela oui elle s'en souvient.
Pieds nus sur le carrelage froid de sa chambre, son livre serré dans ses mains, elle fixe la petite étagère, perplexe.
C'est que ce livre-là, elle ne sait où le ranger. Ceux de l'étagère renferment de belles histoires naïves, d'amitié ou d'aventure, qui maintenant, là, dans cette chambre ouatée, lui semblent enfantines.
C'est que brutalement elle a grandi, brutalement elle a découvert ce contre quoi on l'avait protégé, des mots qu'elle avait entendus sans trop savoir de quoi il retourne - violence, injustice, esclavage mais aussi révolte, espoir, liberté - des mots qui relatent d'autres vies que la sienne, ouvrent une porte sur un monde inconnu. Oncle Tom, cher oncle Tom.
Le vent souffle au dehors, se déchaîne, force le volet, brise la vitre, et soulève et emmêle ses longs cheveux sages. La pluie ouvre le toit et s'abat sur elle, coule en rigole entre ses omoplates un peu osseuses. La tempête se cogne aux murs de la chambre, projette les bibelots au sol et déchire les rideaux de coton.
Ses vêtements mouillés lui collent à la peau. Les yeux fermés, les pieds nus, bien campés sur le carrelage noir et blanc de sa chambre d'enfant, le livre serré contre sa poitrine, du haut de ses 9 ans, elle reçoit la tempête extérieure comme une libération.
Paumée a le plaisir d'accueillir Martine Rieffel, pendant que Brigetoun tente sur « Lire au jardin » http://lireaujardin.canalblog.com/ d'évoquer la découverte de la lecture
« Tiers Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. »
La liste des participants, que j'espère correcte se trouve ci-dessous ou sur un blog dédié à ce seul usage http://rendezvousdesvases.blogspot.com/ (pour simplifier les choses pour les participants)
15 commentaires:
S'éloigner de l'enfance signifie parfois qu'il faut laisser derrière de belles illusions désormais perdues. Ou remisées au placard le temps de les retrouver à un âge plus avancé. L'enfant qui ne sait où placer son livre nous livre ici un beau récit. Merci Martine.
toute contente de ce joli texte pour orner Paumée - et tant pis si ma petite sottise manque à l'appel
je trouve qu'elle te ressemble bien cette petite de 9 ans. J'ai reconnu ses pieds nus sur le damier.
Je ne t'ai pas retrouvé chez Martine, mais j'y retournerai !
j'aurais dû la laisser le mettre la semaine dernière - bah il n'en valait pas la peine
Pardon, pardon Brigitte, ma programmation n'a pas fonctionnée comme prévue (bien que je pense que c'est plutôt mon manque de compétence avec tout ce qui est technologique qui est en cause) !
Voila, c'est réparée, on peut désormais lire ton beau texte sur mon blog ! Suis vraiment nulle sur ce coup.
c'était pas dramatique, parce que .. va lire il y a des beautés ce mois-ci encore
oui, je vais prendre le temps toute cette journée d'aller lire ces textes, tranquillement, les savourer.
la tempête extérieure "comme une libération"....
puis une révélation qui n'en finit pas?
oui, à l'infini, et c'est ce qui est beau, et troublant... la vie même
"la tempête extérieure comme une libération", c'est beau ce souffle
...merci
ravie de te retrouver ici, Martine.
zut, j'ai oublié de t'en parler hier... sourire...
voila, comme ça c'est une surprise
se souvenir de 3 ans sur neuf c'est formidable..envieillissant...le nombre cette règle s'estompe.
Superbe... Et l'envie accrochée au creux du ventre, de l'écouter, cette voix, conter, un peu plus son histoire...
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