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désolée, Paumée se veut à l'abri, sauf quand un acte fait déborder le vase, des allusions à la politique ambiante.. et si je suis reconnaissante aux envies de commenter je vous demande de me pardonner de rétablir la modération

vendredi, octobre 07, 2011

Hortense a 82 ans. Ses voisines disent d’elle qu’elle est une petite vieille bien mystérieuse. Elle parle peu. Je ne l’ai que peu connue. Seulement entrevue. Son prénom m’est parvenu par potinage interposé. Des voisines, toutes pipelettes à leurs affaires, soupçonnent que quelque chose ne tourne pas rond. À vrai dire, Hortense parle peu. Les mots, elle les associe aux couleurs. Personne ne sait, en réalité, si les sons qu’elle émet ne ressembleraient pas plutôt à des onomatopées. Quelle drôle d’idée. Et si peu bienveillante. Hortense chevrotte. Toute la journée, elle chevrotte des mots imperceptibles et inaudibles qu’elle seule comprend. Elle chevrotte. Comme sa démarche qui n’est plus sûre. Elle se dandine dans les longs corridors de la résidence pour personnes âgées qu’elle habite depuis quelques jours. Un asile pour vieillards, disait-on aux premiers âges d’Hortense. Elle se dandine et murmure. Son pas lent, en pointillé sur le carrelage de l’institution, fait prolonger ses complaintes qui se percutent faiblement dans l’écho des lieux. Tête blanche et petit corps frêle, Hortense a, sa vie durant, glissé sur la surface de la vie. Lorsqu’elle se déplace d’un point à l’autre, et cela depuis toujours, son poids plume lui donne des airs de grande fragilité. Comme si elle allait s’envoler, virevolter, tournoyer dans les airs, telle une feuille d’automne. De la vie d’Hortense, les pipelettes, pointant obséquieusement leur doigt sur leur bouche, comme pour imposer le silence, avouent qu’elles savent peu de choses.

Avant d’être admise dans cette résidence, Hortense vivait en institution. Personne ne venait la visiter. Personne à questionner sur qui est vraiment Hortense. Tout à côté de la résidence, il y a un parc. Un beau et très grand parc baigné des couleurs de l’automne. Hortense le voit de sa fenêtre. À tous les jours, elle rêve de s’échapper pour venir s’asseoir dans ce parc. Debout à sa fenêtre, Hortense s’égare, par cette fenêtre parfois ensoleillée, parfois bien sombre, dans ses rêves. Hortense a 82 ans. Elle se voit assise dans ce parc, seule, qu’elle ne doit pas fréquenter, elle le regarde avec une petite nostalgie et jette un œil circulaire sur le paysage d’automne qui l’entoure. Ce qui est contraire aux consignes de la résidence. Hortense ne doit pas quitter la résidence. Et ne doit pas perdre des heures à rester ainsi debout à sa fenêtre. Comment retrouve-t-on une feuille égarée dans un parc?

Hortense aurait aimé naître un jour d’automne. Entre la fin de l’été et le début de l’hiver. Ce ne fut pas le cas. Elle a toujours cru que son arrivée dans ce monde froid et polaire aurait été moins brutale. Elle est née un certain jour du mois de février. Au cœur de l’hiver. Comme sa chambre. Froide. C’est ce dont elle se souvient. La date de sa naissance? Elle l’a oubliée. Un frisson lui revient à l’esprit. Elle n’a gardé que des bribes de ce premier frisson. Il lui semble que, tout bébé, elle ressentait les premiers effleurements de l’hiver en raison de la hauteur de son berceau au milieu d’une pièce vide, sans meubles. Était-ce une chambre? Un salon? Qu’importe. Elle a toutefois, depuis toutes ces années, le souvenir vif, qu’elle gardera en elle sa vie durant, que l’hiver est impitoyable avec la pauvreté. À travers les murs, à travers les portes, l’hiver se glisse sournoisement et transgresse les règles de la compassion. Pourtant bien emmitouflée dans une petite catalogne de lit, tissée avec amour avant son arrivée, Hortense faisait, bien malgré elle, son premier apprentissage avec l’hiver. Un frisson. Puis un autre. Un autre et un autre frisson. Le frisson ne la quittera plus jamais.

Hortense a 82 ans. L’avenir, pour ce qu’il en reste, pourrait chasser les souvenirs. Ce sont plutôt les souvenirs qui chassent l’avenir. Hortense n’a de pensée que pour l’automne. Il en fut ainsi sa vie durant. Se pose-t-elle la question pourquoi il en fut ainsi sa vie durant? Elle n’en a pas la capacité. Dès son premier frisson, dans son berceau, son esprit ne s’est développé que plus lentement que ses sœurs. Que plus lentement que ses frères. Que plus lentement que les autres enfants. Pourtant, cet arrêt du temps chez Hortense n’a en rien freiné son désir profond de créer un monde alternant entre été et automne. C’était là son univers. C’est encore son univers. Auquel personne n’avait et n’a toujours pas accès.

Hortense aurait aimé naître un jour d’automne. Elle aurait ainsi vécu emmaillotée des couleurs vives de la nature, ce qui l’aurait distraite de la monotonie de tous ces hivers blancs. Elle aurait vu l’été quitter en douceur pour céder le pas à l’autre saison. Et à travers cette transition, son enfance aurait été plus douce. Vivre entre l’été et l’automne ne peut apporter que des beaux souvenirs, se surprend à penser Hortense. L’acuité de ses sens s’estompe. Elle le sent bien. Comme elle ressent encore ce premier frisson du jour de sa naissance. Si elle devait mettre une image à sa vie, comme si elle en avait pris une photo, ce serait une image d’hiver. Hortense n’a jamais ressenti l’autre chaleur. Elle connaît peu cette chaleur dite humaine. Elle a préféré vivre en retrait. Créer son monde. Un monde qui balance entre l’été et l’automne. Dans ses veines, elle ne comprend pas cette contradiction qui y circule. Femme d’un seul univers, clos et hermétique, elle ne vit que pour l’été et pour l’automne. À 82 ans, elle se trompe encore dans la conjugaison des temps. Ses souvenirs devraient se conjuguer au passé. Elle les voit toujours au présent. Et ses souvenirs ne sont pas composés d’évènements. Mais de couleurs. Qu’importe le présent, se dit Hortense, s’il n’est composé que du passé. Le présent est un passage obligé, le passé un souvenir, l’avenir sans horizon.

Hortense a 82 ans. Elle est maintenant assise dans ce parc, par un beau jour d’automne. Elle a fui, par une porte dérobée, la résidence. Hortense est venue dans ce parc pour regarder une dernière fois les couleurs de la vie. Ses couleurs, devrais-je dire. Elle qui est née un jour tout blanc. Elle qui habite une chambre toute blanche. Elle va, sur ce banc, s’endormir. Elle le sait. Elle veut dormir avant que n’arrive un autre jour blanc. Elle n’a plus la force de résister au frisson. Trop de jours blancs ont traversé sa longue existence. Et ce trouble envahissant du développement, dont elle n’a jamais saisi le sens, l’a isolée dans un cycle de la vie qui lui a été moins hostile. Qui a adouci les effets pernicieux de l’hiver. Parce qu’elle a aimé les couleurs de l’été, parce qu’elle n’a vécu que pour les ombres et la lumière de l’automne, Hortense s’endormira en douceur, loin de cette autre errance humaine qu’elle n’a que peu connue, seule et en paix.

Je suis entré dans une petite chambre blanche. J’ai déposé un bagage bien simple sur le lit. Que le strict nécessaire, comme m’ont dit les autorités. Un lit, une table, une armoire. Près de la table, une seule chaise. Rien de plus. Pourquoi y en aurait-il plus? Et sur la table, une feuille. Une feuille d’automne. Mais à qui pouvait bien appartenir cette feuille toute sèche, aux coloris défraîchis, craquelée? Est-elle venue là par la fenêtre encore ouverte au moment de mon arrivée? Tel un frisson d’hiver. Je ressens moi aussi un léger frisson d’hiver.


Texte et photos sont le beau cadeau que fait à Paumée, pour ce premier vendredi d'octobre, Pierre Chantelois – et, je vous en prie, ne manquez pas de cliquer sur les photos, pour retrouver ce que le format du blog leur fait perdre – pendant qu'il accueille sur « les beautés de Montréal » http://lesbeautesdemontreal.com mes tiotes photos et quelques mots qui parlent, encore, de l'automne.


Tiers Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre."

La liste des participants, que j'espère correcte se trouve ci-dessous ou sur un blog dédié à ce seul usage http://rendezvousdesvases.blogspot.com/ (pour simplifier les choses pour les participants

14 commentaires:

Pierre R. Chantelois a dit…

Je vous remercie de cette invitation de participer aux vases communicants. Je suis très honoré.

tanette2 a dit…

Juste un petit bonjour en passant. Je reviendrai plus tard prendre des nouvelles d'Hortense, le début du texte m'a bien plu.

Lautreje a dit…

j'ai envie de prendre Hortense dans mes bras.

jeandler a dit…

Magnifique ce texte de Pierre...
Feuille d'automne virevoltant dans le vent
entrée par la fenêtre ouverte
se posant sur la table.
Je l'ai lu, ce texte, avec beaucoup d'émotions
pensant à ma tantine
pas bien loin d'Avignon
n'en finissant pas de reprendre le tricot de sa vie...

Dominique Hasselmann a dit…

Feuille sanguine... comme sur l'une des dernières photos, que l'on suit jusque dans la chambre où le calme s'étend, se repose.

Brigetoun a dit…

hein ! il est beau Paumée aujourd'hui !

Justine a dit…

Quel beau texte ! Touchante Hortense ; et le printemps comme grand absent... (cela m'a sauté aux yeux)

L'enfoiré a dit…

Bonjour,
Que dire à la suite de votre article?
Il parait que j'écris de trop. Je vais en parler dès dimanche.
Je ferai donc chanter mon maître à penser.
http://www.youtube.com/watch?v=M-nyLvIuHDU

Bien à vous

maryse hache a dit…

comment ne pas entendre, pierre, en vous lisant, l'écho en nos vies d'une hortense ou d'une blanche qui a passé dans l'automne des frissons dorés, légère et fragile / merci de vivifier les temps qui nous accompagnent // merci à brigetoun d'accueillir le cadeau, et n'ai point manqué de cliquer sur les photos

maria-d a dit…

Une belle note, une très belle note... à lire et à saisir sans prendre... merci.

gballand a dit…

En lisant votre texte - qui découvre Hortense en soulevant un pan de sa vie - je me demandais comment elle aurait vu sa vie de l'intérieur, Hortense ; mais ce regard qui glisse un peu sur les choses était peut-être aussi son regard...

Gérard Méry a dit…

renaissance en automne...çà vaut bien des Hortensias

Denise a dit…

Je viens de lire le très beau texte que Pierre a écrit "Hortense". Ce sont des mots magnifiques et touchants. Des mots qui me font dire: Ah, mais bien sûr, je me souviens d'Hortense, la petite dame aux cheveux blancs... C'est très beaux!
Et Hortense est entourée des magnifiques photos d'automne de Pierre.
Je suis très heureuse pour vous Brigetoun du merveilleux cadeau de Pierre.
Amicalement

Pierre R. Chantelois a dit…

Journée inoubliable. Merci.