Sous un ciel qui ne savait quelle teinte choisir et dans un air qui pinçait un peu pour la première fois ce mois-ci (mais ça n'a pas duré) m'en suis allée sur des jambes qui s'améliorent vers le haut du boulevard Jean Jaurès (après les remparts en venant de la gare)
parce que je n'ai d'autre façon d'évacuer la petite rage intérieure devant la différence entre les grands mots, les belles phrases et la conscience des inégalités persistantes et grandissant jusqu'au grotesque entre les couches sociales... parce que et parce que et parce que... (tout en sachant bien entendu que les plus abandonnés par la société qui aurait bien du mal à se passer d'eux, ceux que, les ayant par force regardés un temps, on a nommé les invisibles ne manifestent pas ou pas en ordre)
Le soleil est venu lentement, la bande son comprenait non seulement Bella Ciao et Motivez mais l'Internationale (longtemps que ne l'avais pas entendue), il y avait des embrassades, des rires et des airs graves, des mots de colère aussi dans les échanges, pas uniquement derrière le haut-parleur, une belle canne taillée dans du bois que j'ai enviée en pure perte,
et je les ai abandonnés avant de déboucher sur la place du palais parce que le pas de manifestation me crève et que j'étais épuisée par ce trajet pourtant assez bref...
Ai sombré après le déjeuner, ai fini le livre de mon amie Françoise Croset https://brigetoun.blogspot.com/2022/10/en-suis-allee-absurdement-un-peu-lasse.html ai remis le nez dans « Rimbaud le Fils » de Pierre Michon, ai surtout écouté distraitement de la musique... et je reprends deux
(avec des photos prélevées sur le site du Louvre pour illustrer mes souvenirs de ces années où il était mon annexe)
photo Christian DecampsDans une des galeries égyptiennes de Sully, la lente avancée des familles – elle s'est tournée vers la caméra, a dit son étonnement chaque fois de constater que c'est vraiment le coin des groupes de familles, du moins celles avec petits enfants, les ados moins d'ailleurs ils suivent moins les visites organisées en famille – et puis s'est penchée devant une vitrine face à une jeune femme blonde | cheveux courts, yeux bleus, beau hâle de miel cuivré, doudoune de belle qualité et foulard de soie | et la petite bouille aux yeux écarquillés d'une fillette aux cheveux tirés en une natte. Les deux femmes échangent un regard à travers les épaisseurs de verre puis tournent les yeux vers la cuillère de bois exposée, le long corps allongé d'une femme tenant le cuilleron, au moment où la petite voix enfantine souffle un « ça, j'aime », la mère se penche à hauteur de l'enfant pour que leurs regards soient parallèles, veut commencer une phrase interrompue par « tu crois qu'elle bat des pieds ou il y a un moteur dans le rond ? » La mère hésite, elle elle se demande si la réponse va être longue, raisonnable, explicative, mais c'est un « un moteur, oui, certainement » avec un sourire d'adulte à adulte, la petite elle jette un dernier coup d'oeil perplexe, peu persuadé vers l'objet et puis se détourne, cherche des yeux, va se planter devant une série de minuscules vases blancs...
La caméra voit son sourire quand elle entre dans la salle du palais de Sargon, petite silhouette entre les deux comment dit-on, monstrueusement grands taureaux à face et barbe humaine – il s'agace un peu du choix qu'elle a fait, prenant les commandes pour une fois alors que ce n'est pas son rôle, de ce lieu parce que la salle est vide et qu'on ne voit que sa petitesse et les deux grandes statues, les beaux reliefs aussi qu'il balaye lentement avec l'objectif, et puis un bruit de pas, une brume de voix indistinctes qui se précisent peu peu, il revient toujours aussi lentement vers l'entrée, il voit s'approcher, déboucher un groupe, des adolescentes et adolescents de toutes tailles, unis pas le noir dont ils sont presque totalement vêtus, comme le petit bonhomme, sans doute un professeur ou un guide qui est en tête, vers lequel une grande et porte fille se penche, posant sans doute des questions, recevant réponse brève presque murmurée avant qu'un presque imperceptible raclement de gorge lance la voix, les explications. Il zoome un peu, cueille des visages, ceux qui lancent leurs yeux sur les murs à droite ou à gauche, sur les rois, ou plusieurs fois le roi, Sargon, face à des divinités ou autres, il ne sait pas, ceux qui la fixent, elle, et lui et sa caméra derrière, ceux dont le regard saute par dessus eux pour contempler, comme le veux la voix, les deux taureaux qui font face, derrière lui, à leurs semblables sous lesquels ils passent maintenant, s'égaillant dans la salle. Elle s'est déplacée, il la capte de dos, face à un relief, il voit sa main qui ébauche un geste pour retenir le bras d'un garçon qui tend la main comme pour caresser la discrète rondeur de la jambe du corps de pierre, mais la main retombe et elle dit « on caresse mieux avec les yeux » puis elle s'éloigne et la caméra n'a plus que la hanche du roi et le jeune visage, sous une toison aux boucles presque aussi serrées que celles des statues, qui la regarde, bouche ouverte sur une ébauche de sourire qui ne sait s'il vient, se diriger vers le petit professeur ou guide entouré d'un groupe attentif.
6 commentaires:
La collision entre la manif et le Louvre est intéressante : les luttes ne sont pas encore toutes entrées au musée... ;-)
Dominique, non, même quand leur côté bonhomme et rituel masque à la longue (mais pas complètement) le manque d'espérance et la colère
Une collision en forme de télescopage.
Pierre disons la variété de la vie
Bella Ciao, l'Internationale, la lutte, la Colère oui... et "Rimbaud le Fils" lu il y a quelques années et beaucoup aimé.
Vos jambes de "vieille" (comme vous dites sont très courageuses. :-)
Maria, je crois que l'effet d'années et d'années de tabac et des 80 ans de vie permettent d'envisager de le qualifier de jambes de vieille (en fait ce qui est fatigant dans les manifs c'est le piétinement)
Enregistrer un commentaire