Le premier que j'ai vu, longues années de cela, se dressait, soigneusement immobile, draperies, visage et mains plâtrés, au bord de la place du Palais Royal, face à la rue de Rivoli, au flot des voitures et à la voûte sous laquelle s'ouvrait notre accès privilégié au Louvre, et dans son dos les patineurs se croisaient, faisaient des sauts, devant le Conseil d'état. Puis ils sont apparus en haut, ou à mi pente de la dégringolade vers Pompidou, et pendant le festival d'Avignon ils se multiplient, en or, en argent, très beaux, et attirent encore des groupes de badauds, de moins en moins tout de même, et on les voit se reposer, avec un air un peu abandonnés, sur les petits plots en bordure de l'arène, pendant que d'autres dansent au son d'un gramophone. Mais toute l'année, il est, il était là, lui, sur la place de l'horloge, avec son museau pointu, ses cheveux entre blanc et jaune, ses jaquettes ou gilets de velours, ses pantalons rayés d'oncle Sam de comédie, ses médailles et ses canes avec lesquelles il créait des constructions irréelles à l'équilibre improbable - et puis, avec l'accord des parents, et la promesse tacite d'une rémunération, il s'emparait d'un enfant et dressait peu à peu, sur ses bras, un équilibre plus ou moins important, et je voyais dans les yeux de l'élu une petite crainte, devant le risque de laisser choir la merveille que les autres admiraient, peut-être aussi devant l'étrangeté du bonhomme et l'aigu de son sourire. Mais il savait se faire doux, les encourager et la fierté éclatait. Bon, c'était un bonimenteur parmi d'autres, plus familier, à nous, que je regardais d'un oeil un peu distrait, et puis un jour où nous manifestions en un petit groupe qui occupait son terrain, il a protesté parce que : il gagnait sa vie, et nous l'empêchions de faire son métier, avec aigreur, avec, aussi, une certaine autorité, plein du sentiment de ses droits, et j'ai aimé la dignité du mot métier, et l'acceptation renfrognée avec laquelle, après que je me sois excusée, il a attendu, assis à une terrasse (où d'ailleurs il avait ses habitudes) que nous ayons fini nos sottises. Depuis la fin de l'été, quand je traversais la place avec mes paniers et sacs en rentrant des halles, bien que je ne sois pas mère ni grand-mère et donc cliente éventuelle, il lui arrivait de me saluer, et je continuais mon chemin, très fière, avec l'illusion d'être acceptée, reconnue comme digne de faire partie du monde des à-cotés. Je bouge moins ces temps ci, et puis le marché de Noël est installé, et je ne l'avais pas vu depuis un certain temps. J'apprends qu'il est mort fin novembre. J'apprends en même temps qu'on l'appelait Coin-coin, ce que je ne veux pas savoir, et qu'il s'appelait Noël Vanbrabant. J'espère qu'il n'était pas seul. J'espère qu'il n'a pas eu peur. Je suis un peu triste.
J'ai appris la nouvelle chez Framboise sur http://encrer-le-monde.over-blog.com/article--coin-coin-n-animera-plus-le-marche-de-noel-d-avignon-41192530.html et la photo provient d'Avignon.news http://www.avignews.com
13 commentaires:
"Digne de faire partie du monde des à-côtés". Magnifique! Belle journée.
A vous lire, le soleil (première photo)prend un coup de blues. Son menton, devenu trop lourd, repose sur le poing du platane...
Tu traces un beau portrait de ce Monsieur. L'article du journal lui rend un bel hommage, la ville aussi en organisant ses obsèques..
oh, charmés et tristes, voilà comment nous sommes
Quel bel hommage Brigetoun pour cet homme qui faisait partie des personnalités connues sur Avignon et je suis triste aussi en découvrant votre texte et surtout son contenu qui même sans vers ne manque ni de verve ni de poésie !
C'est impensable qu'un tel homme ait eu peur de la camarde.
Bel hommage d'un acteur de la rue.
Un peu triste oui, ce personnage entre les couleurs du clown et l'amertume de la vie...
Mal aimé.
Beau texte, c'est sûr !
Je crois que nous ne sommes jamais seuls en mourrant, car nous ne sommes pas les premiers à le faire, tout le monde paie, a payé, paiera tôt ou tard le prix d'avoir vécu.
En revanche, nous sommes toujours seuls en mourant, c'est notre moment à nous de tirer la réverence, avec ou sans applaudissements.
Dulce et decorum est.
Tu as eu la chance de le connaitre, et d'être ému, je comprends ta tristesse
Je ne connaissais pas cet "acteur " mais souvenance aussi d'un autre "coin-coin " Salut l'artiste
"coin coin" a transmis de la joie par sa seule présence, à n'en pas douter il laisse un grand vide. Merci à vous Brigetoun de nous le faire connaître ainsi avec vos mots si pleins de tacts et d'essentiels.
Bonne soirée :-)
importants, ces mots qui accompagnent les morts, merci brigitte.
Je l'ai photographié plusieurs fois puis rencontré brièvement grâce à un ami commun qui m'a dit cet été que Noël était très malade. Je ne suis donc qu'à moitié surprise de cette nouvelle que j'avais manquée par ailleurs (je ne lis pas la presse locale). Merci de cet hommage. Qu'il te salue était en effet comme un adoubement : tu fais vraiment partie de la ville.
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