Un billet de François Bon http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2039 (lecture fortement conseillée) m'a donné désir de découvrir les «Cahiers-in-octavo – 1916-1918» de Kafka, et ils ont accompagné mes trois derniers débuts de nuit.
Il y a de longs textes, repris parfois en modifiant le genre, interrompus, des blocs (dont le plus connu est l'ensemble constituant la construction de la grande muraille de Chine), des phrases qui, comme des refrains introduisent des petits textes divergents, des maximes philosophiques (surtout dans le dernier cahier), des notations personnelles, parfois un mot ou un nom ou plutôt une initiale, des fragments qui s'interrompent brutalement.
Je reprends des texticules, pour leur brièveté, un peu au hasard de ma fantaisie, qui ne sont pas parmi les plus marquants, depuis le «rêve infrangible» qui ouvre le premier cahier.
«Elle marchait sur la grand-route, je ne la voyais pas, j'étais assis au bord du champ à contempler l'eau du petit ruisseau. Elle traversait les villages, sur le seuil des maisons des enfants la regardaient venir puis la suivaient des yeux.»
dans une série sur sa maladie, ce petit insert
«Sans-Espoir passait dans une petite embarcation le Cap de Bonne Espérance. C'était tôt le matin, un vent fort soufflait, Sans-Espoir hissa une petite voile et s'installa tranquillement. Que pouvait-il craindre dans la petite embarcation qui, vu son faible tirant d'eau, glissait sur tous les récifs de ces eaux dangereuses avec l'adresse d'un être vivant.»
«Je dévie. Le bon chemin passe par un fil qui n'est cependant pas tendu à hauteur mais ras du sol. Il semble plus destiné à faire trébucher qu'à être emprunté.»
«Atlas pouvait penser qu'il avait le droit, s'il le voulait, de laisser tomber la terre et de partir en catimini : mais il n'avait pas le droit d'avoir plus que cette pensée.»
Et ne sais pas pourquoi ce sont ces mots qui sont venus là, pris dans les richesses contenues (qui ne sont pas tout, mais pas loin) comme par exemple tout ce qui entoure le chasseur Gracchus et la mort).
Je figure pour un tiers dans le 100ème (déjà !) billet du Convoi des glossolales http://leconvoidesglossolales.blogspot.com/2010/02/100-vendredi-19-fevrier-2010., et du coup, faisant fi du voisinage avec ce qui précède, et selon ma nouvelle manie, je recopie mon précédent envoi :
Il avait été heureux, un peu surpris d'ailleurs, que cette réunion l'amène à revenir, pour un soir, dans cette ville. Elle avait changé, mais un peu, si peu, dans le centre, où il avait vécu, où il devait rester. Il ne reconnaissait personne, et ceux qu'il devait rencontrer n'y habitaient pas du temps de son enfance et son adolescence, mais il reconnaissait certaines maisons, sous le fart nouveau des devantures restaurées, des nouvelles enseignes, et ses pas surtout avaient naturellement retrouvé les cheminements qu'il croyait oubliés. Comme le lendemain était un samedi, il a décidé de rester, pour flâner un peu, pour espérer retrouver – il s'est interrogé sur ce désir : début de vieillesse ? page tournée ? – l'adolescent taiseux, révolté et aimant, qui rêvait, s'armait pour le départ, l'éloignement, l'évasion. Il s'est assis, pour un petit déjeuner paresseux, à une table du grand café - et c'était si simple, cela qui lui était alors inaccessible - il est descendu vers la rivière, il l'a regardée un moment, fixant un rameau qui dérivait, il est remonté vers la cathédrale, la place, la douce façade de la Préfecture, il a baillé, il avait faim, et il s'est décidé. Il a marché plus vite, comme quelqu'un qui a un but, et en tournant le coin, il l'a vue. Il s'est arrêté, saisi. Elle semblait plus grande, si blanche, un peu impérieuse, fière de son âge, elle qui était alors, en leur temps, humiliée par sa décrépitude, mais c'était bien elle, étrangère maintenant. Il savait, bien entendu, puisque ses frères avaient eu besoin de son accord, qu'elle avait été vendue, et à Monsieur X. - et Jacques s'était cru obligé de plaider la nécessité où ils étaient, et la belle offre, comme pour s'excuser de ce qui, semblait-il, était à leurs yeux une trahison – à ce Monsieur X dont leur mère parlait en reniflant, parce qu'il était trop riche, et depuis trop peu de temps, puisque son père ne l'était pas, et qui le montrait trop. Et en s'approchant, lentement, en regardant, il se disait qu'elle devait être bien heureuse, la maison, d'être à Monsieur X qui la soignait si bien (et avec goût, le diable d'homme, a-t-il pensé en notant les interventions discrètes, supprimant les ajouts disgracieux commis par la famille au fil des générations, sans reconstituer, faire du faux) et non plus à eux qui s'y accrochaient sans être capables de la voir vraiment, comme on ne se voit pas réellement. Il s'est arrêté devant la porte. Il a levé la main, a fermé les yeux, et caressé le feuillage supportant le tore cintré du portail. La pierre était douce, il l'a cru familière, bienveillante. Il l'a saluée avec humilité. Il est parti.
P.S. un beau billet du chef de convoi, Anthony Poiraudeau, sur la contrainte de l'écriture journalière (reprenant ses dernières participations) http://futilesetgraves.blogspot.com/2010/02/le-convoi-des-glossolales-iii-publier.html
5 commentaires:
J'adore Kafka, quel génie ! Même en traduction, c'est bon !
F. Kafka :
- "La littérature : un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous."
Peut-être que la maison regrette cette main douce, familière, bienveillante...
Ce voyage en arrière m'a touché.
Et dire que l'on veut nous faire croire que Kafka est triste!
Toujours la pierre à tentation de main, douce ou lépreuse, comme une peau. Celle dont on vêt nos rêves (de pierre, of course).
Kafka dessinait aussi "drôlement "
grave
Effleurer à peine une lourde porte fermée à soi désormais
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