Noir et blanc
La cuisine est grande et biscornue. Elle se tient là comme pièce principale, lieu de vie suspendu au premier étage d’une vieille maison de village. Elle forme un quadrilatère sans angles droits. Les murs partent en fuite, celui de droite comme celui de gauche, vers un centre, une ouverture vers la rue que forme la large fenêtre du fond. Sur le sol, un carrelage noir et blanc répand sa redondance jusqu’au seuil où une double-porte vitrée sépare la pièce du grand couloir. En ouvrant les deux battants, on peut agrandir l’espace pour accueillir les invités.
Mais d’invités il y a peu. Seule permanence : mon père, ma mère et moi enfant dans le souvenir pâle d’une pièce sans ajours. Une table ronde héritée de mes grands-parents, un évier blanc en émail écaillé, un gazinière Rosières marron glacé et un papier peint années soixante-dix à fleurs oranges et brunes. Autour de la table, à la vaisselle ou au fourneau, des acteurs muets qui évoluent comme dans un film super-huit en noir et blanc, par saccades et flous soûlés par le grésillement de la pellicule. Mais peut-être s’agit-il ici d’une mémoire manipulée, intégrée et retrouvée dans les projections sur drap blanc que mon oncle nous proposait les dimanches d’été.
Néanmoins, s'étalent sur ces jeunes années du noir et du blanc en rythme syncopé.
Plus tard, la pièce change et entre dans des remembrances plus précises. La cuisine s’embourgeoise d’équipements : four, lave-vaisselle, plaque de cuisson électrique, réfrigérateur intégré. La tapisserie disparaît pour laisser place à un enduit blanc réduisant la perspective en fuite des murs. L’ameublement est riche, contemporain, affublé de bois cher, de dorure sur les poignées de portes et de multiples rangements malins. Dans ce décorum, évoluent les mêmes personnages avec des couleurs qui suintent, du rouge aux joues et le teint bistre. Des séquences plus rapides, des paroles hautes et intelligibles s’accordent au nouveau lieu et lui rendent hommage.
Mais le vernis très vite s’écaille. La cuisine dans sa parure succédanée se fane sous l’inaction. Nos jours essoufflés, nos mots courts et silences imprimés s’abattent sur la nouvelle ambiance. La poussière se répand sur le clinquant, masque de nos ennuis. Les meubles se délabrent et les équipements nec plus ultra tombent en désuétude face à la paresse de nos jeux. Le vague envahit l’âme de la pièce, nos gestes deviennent lâches, nos paroles en cisaille empreignent nos têtes et les cloisons. La couleur disparaît, le passé l’emporte, nos actes s'étranglent et nos vies s’étouffent dans le crépitement d’une bobine super-huit.
Aujourd’hui encore, dans cette pièce, du noir et du blanc en rythme syncopé.
Paumée tout heureuse d'accueillir une des belles, précises, souples évocations, de Christophe Sanchez, d'une cuisine familiale cette fois, pendant que Brigetoun, chez lui http://fut-il-ou-versa-t-il.blogspot.com/ cherchant la pièce centrale d'une maison en arrive à.. devinez.
« Tiers Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. »
une liste des vases communicants de ce mois, qui s'espère complète, ci-dessous,
19 commentaires:
on entend longtemps la bobine tourner à vide et si les murs ont des oreilles...
Magnifique texte de Christophe Sanchez. Il y a des accents de douce nostalgie et de profonde mélancolie dans ces mots qui glissent dans nos esprits comme ces flocons de neige qui tombent sur les feuilles d'automne.
http://www.youtube.com/watch?v=sYyQcQSqpbI
on aime ce carrelage et cette pièce qui font un peu penser à celui qu'on trouverait dans un casino...
Il y a longtemps que je lis vos commentaires ici et là ... j'ai voulu faire ma curieuse et je ne suis pas déçue :)
Douce journée ...
Très vivante cette cuisine, je l'ai reconnue, il y avait la même chez mes parents.
Marie faire connaissance de qui ? (il y a aujourd'hui le blog que vous trouvez en commentaires mais, tromperie, un beau texte qui est venu s'y poser mais n'est pas de même main)
La toile est cirée, le sol est comme le texte : carrelé.
Un damier noir et blanc où se jouent les jours...
Description hyper sensible et frôlante de ce passé si proche qui fut à un moment un avenir... un avenir qui avait un visage de modernité... cette inversion confère à ton texte une nostalgie de la nostalgie, ce qui aurait pu être et n'a pas été tout à fait aussi laqué et clair que nous le promettait les matériaux modernes apparaissant alors.
J'aime ce film, la peine qu'il y a aussi dedans, partagée
cette évocation est belle, un crescendo depuis le possible espoir, accueillir du monde, jusqu'à la tristesse infinie de ceux qui sont passés à côté du bonheur et c'est trop tard;que de choses importantes, dites, avouées dans ces cuisines, lieu de rencontre des membres de la tribu
merci pour cet échange.
Anne-Marie
Après les ékichnettesé la nostalgie des grandes et belles cuisines....mais l'esprit n'est plus là
Interessant parallèle entre la cuisine qui s'écaille et les visages qui vieillissent.
"La cuisine... se fane sous l'inaction." Quelle image! quelle image! Cette pièce qui était partout la pièce centrale, le centre de la vie. (Pour ma part je ne garde qu'une image de cuisine, celle de mes grands-parents dans les Pyrénées à la fin des années cinquante. Pas même un frigo à l'époque. Tout se passait, se jouait là...)
Comment oublier? (Et pourquoi donc?!)
Kouki > Les murs ont certainement des oreilles, je les entends encore crépiter...
Pierre R. Chantelois > Nostalgie je ne crois pas mais mélancolie à ne pas en douter. Merci.
Joye > Bien vu l'accompagnement !
Anonyme > Un casino ? C'est de la moquette plutôt non ?
Marie > Oui, Marie, d'autant que nous nous connaissons un peu :)
Lautreje > Étonnant comme beaucoup de cuisines des années 70 se ressemblent.
D. Hasselmann > Ah oui, tiens j'ai oublié de parler de la toile cirée et de l'épaisse toile sous-nappe Bulgom pour éviter qu'elle ne glisse.
Jeandler > Oui, une dame, un roi et peut être même un fou !
Gilles > J'aime bien ton idée de nostalgie de la nostalgie. Merci Gilles, tes commentaires sont toujours aussi pertinents.
cjeanney > De la peine ? Je l'ai pas vue mais peut-être un peu finalement si je refais le film. :)
A.M. Emery > Oui, il y avait tout dans cette cuisine pour... et puis finalement non, c'était à côté, comme quelque chose d'irrésolu. Merci à vous.
Arletteart > Vous l'avez senti, je ne regrette pas ce lieu.
Frédérique M > Oui, à part que la progression est inverse.
Depluloin > Ah mais je ne peux pas l'oublier, mais c'est enfoncé une porte ouverte (celle de la cuisine ^^) que de dire que ce sont les gens qui font les lieux et non l'inverse.
Et j'oubliais : un grand, grand merci Brigitte pour l'accueil ici et le partage là-bas de ce si beau texte.
J'aime le mot "remembrance"... Et le texte qui va autour aussi bien sûr... ça parle de cuisine non ?
un grand merci Christophe pour cette belle et bonne cuisine
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