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désolée, Paumée se veut à l'abri, sauf quand un acte fait déborder le vase, des allusions à la politique ambiante.. et si je suis reconnaissante aux envies de commenter je vous demande de me pardonner de rétablir la modération

vendredi, décembre 07, 2012

ON REMBALLE


Je suis sourd. Je perds le monde. Alors je le cherche. Là où il se trouve. A son paroxysme. Pas spectacle, mais presque. Quitte à devenir sourd, autant se gorger de bruits. Tant que je peux. Dans la rue, la vie est distante, pressée, circulatoire à l’excès. Voitures, piétons, magasins. Flux sans respirations. Ou alors intimité jalouse. Portes fermées. Volets tirés. Commerçants barricadés au fond de leurs boutiques, derrière leurs comptoirs. Derrière leurs vitrines.
Ma vie m’échappe. Je la vois, je ne l’entends plus. Elle s’éloigne. Je vis à l’intérieur d’une cathédrale. Mes yeux établissent une distance de moi à moi. Comme un léger décalage existant entre ma vision et ce que je vois comme je le vois. La perte. D’audition. Source de cette étrangeté. Rien à faire. Alors je me soigne, à ma façon. Cure sensorielle. Au marché couvert. Je me pose à la buvette, dans un coin. Peur de rentrer plus avant dans ce dédale alléchant. Rester au bord. Regarder. Ecouter. Tant que je peux. Boire aussi. Me fondre dans le décor. Derrière le poteau qui masque le coin de l’étal du marchand de patates. Un peu recroquevillé.
Je viens. Je reviens. Sans cesse. Le temps, je l’ai. Journal. Pas journal. Qu’importe. Juste une affaire de contenance. A quoi bon. A ne plus rien entendre, j’ai l’impression de ne plus vraiment être là. Qu’importe donc la contenance. Peux bien rester débraillé. Et le fais. Personne ne me remarque. Ou alors tout le monde s’en fout. C’est tout comme. Pour moi.
Je ne vais pas au comptoir. Causent trop, les gusses. Et moi, quand d’aventure, on me parle, souvent, je comprends rien. Je souris, l’air entendu. Détourne le regard. Cherche un point lointain à fixer, une aspérité, un truc qui se passe, et il s’en passe toujours, des trucs.
Je deviens sourd. Latéralement. La moitié du monde pâlit sous mon ouïe. Les bruits se font dissymétriques.
Le marchand de patates, on l’appelle Patator. Un sacré bonhomme. Il voit bien que je prends l’air de rien. Alors il moufte pas. Pas bonjour ni rien. Mais sûr que, si je faisais mine, lui, il me causerait. C’est le genre de type à dégeler un iceberg, ça. Même une vieille tête de pioche comme moi. Mais bon. Ses chants du coq me suffisent. Pas besoin d’autre chose. Et puis. Pas assez discret pour moi. Trop remuant. Trop gai. Trop bavard. Moi, j’aime l’ombre. Déjà avant. Et puis maintenant encore plus. Donc j’écoute ses chants du coq. Réguliers. Mieux qu’une horloge. Dès onze heures. Et jusqu’à la fin du marché. On remballe ! Qu’il jacasse. Le coq du marché. Fait rire son monde. Les collègues comme les clients. Connivence. Etonnement pour les novices.
Le temps s’écoule au rythme des bruits du marché. Toujours les mêmes. Reconnaissables entre tous. Monotones. Et pourtant. Une richesse toujours renouvelée. Jamais je ne me sens aussi bien que là, bien calé sur cette chaise métallique. A écouter. A réfléchir. A ma vie finissante. Aux sons qui me berçaient naguère. Et que je ne perçois plus. Aux cris stridents, aux bruits secs, aux conversations qui me parviennent encore, comme à travers un bouchon de cérumen. Heureusement qu’il me reste celle de droite. Une vraie chance. On me le serine assez souvent. Alors je tends l’oreille. La bonne. Et j’écoute.
***
Des voix. Un fonds sonore diffus. Sifflotis. Brouhaha. Claquements de main. Bruit de clés dans des poches.
Une musique d’ambiance au ras du plafond, tout près de ma table.
Des sacs plastiques claquent au vent. Des bacs métalliques tapent sur les comptoirs en bois. Les tiroirs caisses s’ouvrent, se ferment sèchement. Des pièces de monnaie cliquètent d’une main à l’autre, dégringolent dans la caisse.
Des pas sur le carrelage. Talons calmes de femme. Pas traînants, courts, hésitants. Pas rapides. Petites enjambées faites sans lever les pieds.
Des chariots raclent chaque carreau. Tressautent. Aux angles de la terrasse de la buvette, ils roulent parfois sur la gouttière métallique qui entoure les stands.
Voix d’hommes. Portugais. Arabe. Rires.
Bon courage, à dimanche.
Percolateur. Bruit des verres qu’on sort de la machine à laver la vaisselle. Tasses de café qu’on empile. Cuillères cognées contre les tasses. Choc du verre sur le comptoir. Bruits de bouche. Toux grasse.
Café ou noisette ?
Les chaises grincent sur la dalle bétonnée. Les gens s’installent, chargés de sacs, discutent.
Pas de bêtise.
***
Rue de la soif. Votre Heineken. Super loto samedi 24 novembre 2012. Fromagerie des alpages. Volaille française. La ratte du Touquet. Boucherie des gourmets. Ecriteaux rétroéclairés, imprimés, paillote simple, corniche de bois peint, laque.
Ilots. Rues. Cours. Géométrie particulière à chaque étal, corps de métier. Cour partagée, scindée en deux par une cloison basse ou haute, un muret. Comptoir adossé au mur du bâtiment. Rigoles. Gouttières. Ruelles. Allée centrale.
Une ville en miniature, une maquette extravertie.
A la différence de la ville réelle, dont les murs apportent la discrétion nécessaire à l’intimité, là, il y a transparence. L’estomac vit à l’air libre, s’exhibe. Intérieur et extérieur sont visibles à l’œil nu, en profondeur. Comme une coupe chirurgicale. L’intérieur est dessous l’étal. En tendant le cou, en le tordant, on peut même parvenir à le discerner.
L’intimité est d’un autre ordre ici. La connivence entre gens de marché. Au vu et au su de tous. Codes comportementaux. On remballe, sourire en coin. Rosé sandwich à neuf heures. On tranche dans le vif. Comme une pièce de viande sous le couteau. Rien n’est fermé, rien n’est clôt, rien n’est hors de portée. Tout se coupe, se découpe, s’émince.
Un ballet continu de gestes maintes fois répétés. Calculés. A l’économie. Les sons qui vont avec. Le couteau qu’on aiguise. L’os qui se brise, se concasse sous le hachoir. La volaille, on la retourne, on jette les abats dans la poubelle, on pose la bête sur l’emballage de papier, qu’on plie. Elle est prête. Elle change de main.
Midi. On remballe. Un volet roulant dissimulait les casiers, les cagettes, les chariots. Le poissonnier en extirpe des boîtes en polystyrène.
Petit à petit, les étals se vident. Le bouquiniste ferme les volets de ses bibliothèques, les verrouille.
Patator remballe ses oignons avec une pelle. Il racle l’étal. Le balaie, cigarette au bec. Choc de la balayette sur les rebords de l’étal pentu. Comme lorsqu’on balaie un escalier en bois avec un balai en bois. Bois contre bois. Même contre même. Les papiers, les cigarettes, les calepins agrafés remplacent les patates sur le bois.
Le vin blanc, le rosé coulent à flot au comptoir de la buvette.
Le crémier range soigneusement ses barquettes d’œufs dans un carton. Derrière les culs retroussés des poulets fermiers, alignés à l’arrière du zinc du volailler, prêts à roussir, à côté du chalumeau.
Les calamars s’étirent à bout de bras. Rejoignent leur boîte. La glace se pile, se tasse. Je reste jusqu’à la dernière minute. Au fur et à mesure, les commerçants se rassemblent à la buvette. Boivent le coup. Rient. Gueulent. Se chamaillent. Se tapent dans le dos. On remballe.
Le dessous devient dessus. Le dessus part ailleurs. Puis tout disparaît. On remballe. La fin des haricots. Une petite mort. Le cycle naturel des saisons.
Les jours sans, je passe devant. A travers les grilles, au bout des halls d’entrée, l’ombre. Le vide. Le silence. L’absence. La crèche, juste derrière le mur du fond, vitré. Dessous, le parking. Dessus, des appartements anonymes. La vie en somme. Dans toute sa discrétion. Mais dedans. Rien. Un espace absent à lui-même. Une ville ajournée. Une vie par intermittence, en pointillés. Même les patates n’y ont pas droit de cité. Elles doivent quitter les lieux à la remballe. Et ne revenir que les bons jours. Les jours où.
Je pose mes mains à plat sur la table, m’appuie sur elles de tout mon poids. Je me lève, et prend le chemin de la sortie. Je reviendrai dimanche. Même heure, même endroit. Histoire de vérifier. Que je suis toujours vivant.

Jessica Maisonneuve, dite Poivert

oui, jouissez de cette chance, ce n'est pas Brigetoun aujourd'hui sur Paumée, mais la grande Poivert, qui a médité le marché, s'est envolée pour New York avec des mots qui se rangeaient dans son crâne et (merveilleuse, moi je crois que la ville m'aurait bouffée) les a, au milieu de ces sollicitations, mis en ordre en un beau récit, mettant profondeur sous cette vie grouillante, les a envoyés par dessus l'océan jusqu'à mon mac avignonnais (et a bien voulu y joindre des patates brigetouniennes)
Brigetoun elle, se demandant un chouya comment parler encore du marché, a fait un méli-mélo plus ou moins digeste du passé et du présent des halles, y a ajouté le surplus des photos du cours Lafayette et justifie ainsi, un peu trop parfaitement, au sens premier, le nom de «gadins et bouts de ficelles», le blog de Jessica qui l'accueille gentiment http://gadinsetboutsdeficelles.blogspot.fr
Tiers Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre."
La liste des participants, que j'espère correcte se trouve sur un blog dédié à ce seul usage http://rendezvousdesvases.blogspot.fr/ et ci-dessous si vous préférez./ 

5 commentaires:

Unknown a dit…

Je suis très heureuse que tu aies accepté d'écrire de concert avec moi sur le marché. Attention commune jamais exprimée jusqu'alors.
Je suis très heureuse de nos échanges de courriers, de nos tâtonnements respectifs, et de leurs résultats.
Je suis très heureuse tout court.

Brigetoun a dit…

on dirait que je reprends tes mots et te les adresse

Pierre Chantelois a dit…

Il y a dans cette lecture du pur bonheur à partager. « L’intimité est d’un autre ordre ici. La connivence entre gens de marché ».

chri a dit…

Et nous qui assistons à ces échanges, de sourire!

Unknown a dit…

chouette chouette chouette