J'ai la joie et la
fierté qu'Angèle Paoli ai confié à Paumée la belle réflexion
sous forme de récit que vous trouverez ci-dessus, avec de belles
photos de Rome de Guidu Antonietti du Cinarca Ph.,
G.AdC
http://terresdefemmes.blogs.com/files/bio-guidu-en-pdf-1.pdf
Vous
trouverez, chez elle, sur http://terresdefemmes.blogs.com
une Brigetoun, très fière d'être là.
Tiers
Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases
communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog
d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les
échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des
liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez
l’autre.".
La
liste des participants, que j'espère correcte, se trouve sur
http://rendezvousdesvases.blogspot.fr
, dédié à ce seul usage, et ci-dessous, si vous le préférez.
Ponte
Mammolo : Roma gratis
Retour de Rome. «Homo
sum : humani nihil a me alienum puto». La petite phrase de
Térence fredonne dans ma tête. Avec en toile de fond, sous le
regard de l’autre, « la Rome d’aujourd’hui confrontée à
la crise».
La Tiburtina. Gare
de triage. Gare d’attente. Trains et bus. Prolifération de
«pullmans» bleus, rangés en épis. Rome des travailleurs, pressés,
chargés de colis. Rome de la périphérie, désertée des touristes.
Rome des immigrés et des «roms», des nomades installés sous les
ponts. Rome de la débrouillardise et de la vente sauvage d’objets
hétéroclites qui jonchent le sol, à même la poussière chaude des
trottoirs. Un provisoire fait pour durer. Une petite vieille, toute
de noir fichue, jupons et foulard, déambule muette, pliée en deux,
d’un monticule à l’autre, secouant sa sébile où «trastévèrent»
quelques sous sonores. Dans tout ce charivari, je me sens absente,
comme délestée de moi. Poisson muet en apesanteur dans un aquarium
géant. J’essaie de comprendre, j’essaie d’interpréter le sens
de ce quartier quadrillé de structures qui s’enchevêtrent sans
délivrer d’indices. Voilà maintenant une heure que je tourne sur
place, toupie sans visage, sous des tubulures d’acier, devant des
files numérotées, sans point de repère autre que celui que m’a
donné le chauffeur de taxi.
«Tivoli ? In tassi ?
Mooo ! è troppo lontano ! E poi, non ci sono mai andato»,m’a-t-il
expliqué d’un ton décidé. «Vi porto solo a Tiburtina. Lì, ci
sono bus e treni. Ne troverete uno che vi porterà a Tivoli. E sarà
meno costoso !» (1)
Stazione Tiburtina, au
milieu d’une marée d’autocars échoués dans leurs épis.
Vacarme et poussière. Dans cet univers métallique, trouver le bon
guichet relève de l’exploit. Je me hasarde dans la première file.
Elle me conduit à une guichetière qui ne cesse de répéter :
«Ponte Mammolo. Ponte Mammolo. Bisogna andare a Ponte Mammolo.»
Ponte Mammolo fonctionne comme une herse. Qui se ferme devant
moi. Comment identifier un bus pour Ponte Mammolo dans cette
fourmilière de plexiglas chauffé à blanc ? «Ci sono treni ogni
venti minuti » (2), assure la guichetière. Je titube d’un
pylône à l’autre, ne sachant où traverser ni quelle direction
prendre. Monte en moi une tension que je ne vais plus pouvoir
endiguer. Le mieux est sans doute d’abandonner, de laisser le rêve
de Tivoli à ses jeux d’ombres et d’eau.
Intrigué, un homme se
présente. Il marmonne quelques mots de français, me demande s’il
peut faire quelque chose pour moi. «Tivoli ? Vous pouvez y aller par
le train. Vous n’avez pas de billets ?» De la main, il désigne
les guichets. Avant même que j’aie pris la mesure de mon
environnement, il «prend» les devants, traverse devant moi une
place inondée de soleil. Je le suis tant bien que mal, profitant de
son sillage pour fendre la foule sur ses pas. Il marche vite, sachant
qu’il reste peu d’avance. Il file droit selon une diagonale qui
conduit à l’autre bout de la place, vers le mur aveugle des
guichets automatiques.
«Que va-t-il demander en
échange ?» Je n’ai pas le temps de poursuivre mon interrogation.
Me voici devant la machine. Mon guide tape sur les touches, je mets
un billet, il tend le ticket, ramasse la monnaie, me la rend. Du même
pas décidé et alerte, il traverse à nouveau la place inondée de
soleil, fend la foule qui court en sens inverse, m’entraîne dans
les couloirs. «Voici celui qui conduit au quai. Il n’y a qu’à
suivre la flèche, A-Est. C’est au fond, c’est tout droit.» Il
me salue. Il disparaît. J’attrape le train au vol.
Je prends place. Dernier wagon. La clim est en panne. J’essaie de faire abstraction de la chaleur étouffante, de l’odeur âcre de transpiration, des cris perçants que lance la famille tamoul installée derrière moi. Le contrôleur passe, détendu, joyeux presque. Il donne trois tours de vis à une vitre et un peu d’air, demande à trois jeunes Américains «se tutto va bene.» Tout va bien en effet.
Tout en regardant défiler
les banlieues derrière les vitres sales, je repense à cet homme qui
m’est venu en aide. Je tente de recomposer le puzzle de son visage,
de me remémorer son allure. De rassembler les éléments épars qui
me permettraient de me faire une idée de sa personne. «Quel âge
peut-il avoir ? Quel type de vêtements portait-il ? Quel milieu
était le sien ? Où allait-il ?» Je n’ai gardé de lui aucun
souvenir qui me permettrait de l’identifier dans la rue si j’avais
à le reconnaître. «Étais-je à ce point absente ?» Il tenait son
«cellulaire» à la main, qu’il tapotait distraitement, une touche
une autre. «Pourquoi a-t-il passé autant de temps pour moi»,
accomplissant à ma place les gestes nécessaires à l’aboutissement
de mon escapade : «Rome-hors-les-murs» ? «Qu’est-ce qui a bien
pu le motiver ?». Peut-être rien, hormis le plaisir de me venir en
aide, de partager avec moi quelques mots de français. Peut-être
s’est-il trouvé jadis dans semblable situation, à Orly ou à
Roissy ? Peut-être aurait-il aimé rencontrer, lui aussi, Gare du
Nord, à l’entrée du métro parisien, une personne bien
intentionnée qui l’aurait initié sur l’art obscur de
«labyrinther» dans les souterrains de la capitale. Je n’aurai pas
de réponse.
Les cités succèdent aux
cités. Envers du décor. Constructions anarchiques faites de bric et
de broc. Empilement d’objets difficilement identifiables. Dépôts,
amoncellements à l’aveugle qui n’ont aucun sens pour moi. Le
train s’arrête à toutes les gares. C’est un «teuf» de
banlieue, inconfortable et brinquebalant, comme j’en avais jadis connu. Rien
ici n’a changé ! Pas même les voyageurs. Je finis par reconnaître
les pentes de l’ancienne Tibur. Les hautes façades arrimées aux
escarpements de la colline. Et, disposées en couronne autour du gros
bourg, les hautes futaies de la Villa d’Este.
Stazione Tivoli. Ni
bus ni taxi pour rejoindre le centro città. La foule des
voyageurs avise un petit sentier rupestre qu’elle emprunte sans
hésitation, juste derrière un bâtiment ferroviaire vétuste. Elle
dégringole jusqu’au fleuve. C’est peut-être le Tibre. Ou plutôt
l’un de ses affluents. Il paresse, verdâtre, sous un pont. Tivoli
s’étire de l’autre côté. Ça grimpe sous le soleil.
Impitoyablement.
Heureusement, il y a le
bar. Et de l’eau. Mais ni taxi ni bus! «Bisogna
scendere poi risalire dall’altra parte del fiume !» Je
murmure mentalement : «u
mondu è fattu à scale : à chi colla è à chi falla.».
(3) Ce proverbe corse me fait sourire et me tire — «un
attimo» — de mon apathie. Je suis prête à
renoncer et à sauter dans le premier train pour Rome. Il me semble
soudain plus aisé de faire Paris-Tegucigalpa. «Voici une carte avec
un numéro de taxi.» Je peux toujours essayer. Avec un peu de
chance, j’aurai peut-être quelqu’un au bout du fil. «Non, il
n’y a personne.» La serveuse compose le numéro à son tour.
«Venti minuti d’attesa
!» Je décide d’attendre. Puis plus rien. «Il ne faut pas compter
avoir un taxi.» J’ai dû louper un maillon de la conversation.
«Combien dois-je pour la communication ?» «Niente»,
dit-elle en souriant. «Non è niente. E’
gratuito». (4)
Entre temps, un homme
s’est détaché du groupe. «Volete
andare in centro città ? » «
Quel est votre tarif ?» «Niente. Salite ! E’ gratuito. Mi fa
piacere.» (5) Je prends place dans son véhicule. Nous parlons
de tout de rien. «De la crise qui sévit, des difficultés de la
vie, des taxes trop élevées, des services qui s’effondrent. De la
nécessité de travailler tous-les-jours-même-le-dimanche, même les
jours fériés !» Mais aussi de l’entraide. Lui, il comprend. Il
ne veut rien en échange. Il rit, détendu et jovial. Tout ça finira
bien par se résoudre. «L’essentiel, c’est de se serrer les
coudes.» Lui, il a la santé. Alors, il peut bien me conduire
jusqu’à la Villa d’Este.
Tivoli, Piazzale.
D’un grand geste de la main, il me montre la direction, me souhaite
une bonne journée, une bonne visite et un bon séjour en Italie. Il
ponctue d’un sourire et disparaît.
Retour de la Villa d’Este.
«Volete
tornare a Roma in treno? Ma perchè?
C’è il bus !E’ più confortabile e poi costa meno
!» Le serveur du café m’indique où me rendre. «Prendete
Tiburtina. Vi lascierà a Ponte Mammolo. Di là, c’è il metro che
vi porta a Termini.» (6)
Je traverse la place aux
fontaines jusqu’à l’arrêt de bus. Je patiente, «sous le soleil
exactement». Dans le bus, je demande un ticket. Je tends quelques
euros au chauffeur. «Ma no, signora, questo no! I biglietti si
vendono solo in tabaccheria.»Je le savais, mais j’espérais
pouvoir me procurer un ticket dans le bus. Désappointée, je
m’apprête à descendre. «Venite,» marmonne-t-il en
hochant les épaules et en m’indiquant une place disponible. «Per
Ponte Mammolo ? Gratuito!»
À mon insu, Ponte
Mammolo a fait son chemin dans les linéaments de ma mémoire.
Les trépidations du pullman interfèrent avec mes souvenirs
fluctuants. Dans la chaleur de cette fin de journée, le nom de Ponte
Mammolo, surgi de brumes lointaines, s’immisce dans ma rêverie.
Mouvances. Le souvenir de Pier Paolo Pasolini fait irruption dans la
lenteur, drainant avec lui des images de gamins gouailleurs, bandes
de moineaux chapardeurs et rigolards. N’est-ce pas là, dans ces
borgate populaires où je m’apprête à descendre, que le
poète frioulan a échoué dans les années 1950 avec sa mère ? Avec
le nom du poète se précisent les décors miséreux de Ragazzi di
vita, les frottole de gamins et de voyous s’ébrouant
dans l’Aniene (l’affluent du Tibre qui passe à Tivoli) au sortir
de l’usine :
«Zut ! Il mettait encore
une fois ses habits à l’envers. À la fin, il fut prêt et se
leva, puis un pas après l’autre et roulant les épaules à la
flan, il passa devant les trois gamins du Ponte Mammolo qui
l’attendaient toujours. D’un geste de la tête comme pour les
mettre en boîte :
Allons ! dit-il.
Ils suivirent le bord de
l’Aniene à la queue leu leu, grimpèrent le raidillon presque à
pic qui donne sur la via Tiburtina et débouchèrent sur le pont.
Le Frisé venait en tête
dans sa dégaine de frappe fine, grasse et toute luisante depuis son
bain. Tout joice, il chantait, les yeux rigolards ; son slip mouillé
lui brimbalait au bout du bras […]
Ils prirent la via Casal
dei Pazzi qui montait entre les vastes champs labourés aux sillons
en zigzags, de constructions blanchies à la chaux, des chantiers et
des pignons éboulés tendant en l’air leurs moignons. Il n’y
avait pas âme qui vive sous le soleil qui cuisait les champs et
l’asphalte, et l’on n’entendait que le Frisé qui chantait…»
(Pier Paolo Pasolini, Ragazzi di vita).
Ponte Mammolo. Ce
nom a scandé ma journée, ponctuée par l’entremise bienveillante
de trois anges gardiens. Nous nous sommes croisés un instant. Chacun
a repris ses rails, chacun a disparu aux yeux de l’autre. Per
sempre ?
- « Mais, c’est trop loin ! et puis je n’y suis jamais allé ! Je vous conduis jusqu’à Tiburtina. Là, il y a des bus et des trains. Vous en trouverez un qui vous mènera jusqu’à Tivoli. Et ça vous coûtera moins cher ! »
- « Ponte Mammolo. Il faut aller à Ponte Mammolo. Il y a des trains toutes les vingt minutes. »
- « Il faut descendre puis remonter de l’autre côté du fleuve. »/« Le monde est fait d’escaliers. Il y en a qui montent et d’autres qui descendent. »
- « Rien, ce n’est rien, c’est gratuit. »
- « Vous voulez aller au centre ville. Montez. C’est gratuit, ça me fait plaisir. »
- « Vous voulez retourner à Rome en train? Mais pourquoi? Il y a le bus ! C’est plus confortable et c’est moins cher… Prenez Tiburtina. Il vous laissera à Ponte Mammolo. De là, il y a le métro qui vous conduira à la gare Termini. »
5 commentaires:
Un beau voyage express en noir et blanc...
Merci pour le ticket !
Nous avons fait un beau voyage...
Superbe texte "néo-réaliste " à l'italienne.
Piacere ! Grazie tante !
Ces deux femmes écrivent et se reçoivent d'un blog à l'autre "étrangement" proches par les expériences vécues. Deux, un peu perdues, l'une dans la langue et la vaste ville, l'autre seulement par ce petit voyage improvisé avec les moyens du bord. Les deux recevront aide et attention des êtres de passage rencontrés sur leur chemin. Des aides chaleureuses, gratuites, n'attendant rien en retour. Des barrières s'abolissent. De la tendresse et des sourires naissent. L'une évoquera les oubliés, les sans-voix. L'autre poursuivra son rêve de beauté en prenant tout comme une offrande : promiscuité, chaleur, odeurs de sueur, opacité de certains conseils d'itinéraire.
Ces deux voix font chaud au cœur, justement parce que dans ce monde barbelé les hommes meurent de ne pouvoir donner une aide, un sourire, un mot.
Merci à toutes deux.
Merci à Brigitte, merci à tous. Coïncidence : je remarque que l'exposition Roma Pasolini|La Rome de Pasolini démarre le 16 octobre à la Cinémathèque française. Je ne le savais pas quand j'ai écrit mon texte. Et pourtant Pasolini était bien présent dans ma tête ces jours-là. Et c'est bien dans la "Rome de Pasolini" que je me suis trouvée/retrouvée.
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