m'en aller dans un bleu si
froid que j'en perdais respiration... un peu moins d'une demi-heure
pour une heure et demi, entre courte attente, longue cogitation et formalités, à la banque
pour tenter de garder, sans trop perdre droit de donner, petite
sensation d'aisance étriquée deux ou trois ans de plus, puisque
carcasse veut durer... et ne pas trop penser
Revenir conscience à peu
près tranquille en parcours légèrement sinueux pour obéir au
toubib, dans le sourire de cet hiver bienveillant.
Céder au démon sommeil
qui se veut mon maître, faire un peu de ménage, écouter
d'honorables personnes débattre et avoir l'outrecuidance de m'agacer
de leurs phrases, théories et idées du haut de ma nullité,
ressortir une vieille photo très quelconque en essayant de mettre
des mots sur la sensation impondérable qui m'avait incitée à la
prendre, hésiter à envoyer le résultat aux cosaques des frontières
parce que vraiment sans intérêt et pas au niveau de ce qui s'y
publie https://lescosaquesdesfrontieres.com/
et reprendre
paresseusement un billet qu'ils avaient accueilli en juin dernier
Leur regard
Jules contemplait la nuque
de Marie depuis le début de l'année scolaire, Marie regardait son
amie Julie se consumer d'amour pour Jules et l'écoutait, dimanche
après-midi après dimanche après-midi, assise sur la moquette de la
chambre de son amie ou sur le carrelage de la sienne, soupirer de ce
qu'elle jugeait indifférence dédaigneuse ou se réjouir pour un
infime geste, jusqu'au jour où Jules ne fut plus rien, puisque le
plus beau, le plus drôle, le roi des garçons, celui dont
l'attention créait une fille, en faisait, pour un temps, la vedette
enviée, après des petites attentions distraites, de minuscules
signes auxquels elle ne voulait croire, décida d'afficher son choix
d'elle, Julie.
Marie qui n'existait plus
regarda Jules qui semblait ne jamais avoir existé. Marie aima le
calme de Jules qui ne se savait d'ailleurs pas abandonné. Marie
écouta Jules parler d'un auteur étudié avec un ami et les trouva
intelligents, Marie entendit Jules avouer qu'il ne comprenait pas ce
qu'elle ne comprenait guère davantage et son sourire piteux l'emplit
d'une curieuse douceur...
Et c'est ainsi que Jules,
un soir de printemps, embrassa Marie dans l'angle de deux murs, et
c'est ainsi que le lendemain il en fut de même, et c'est ainsi que
Jules et Marie prirent la délicieuse habitude de marcher au long des
rues discrètes de notre ville en devisant comme disait Jules, en
pesant les mérites d'un auteur, l'entrain d'un chanteur, mais pas de
celui que leur donnaient un musicien parce que n'avaient pas de mots
pour ça, et en s'arrêtant de temps à autre pour retrouver le goût
d'un baiser.
S'embrassaient et
s'ajoutait à leur plaisir celui de fronder les conventions (cette
histoire se déroule dans un temps devenu incompréhensible), de
jouer entre leur désir de secret et la tentation de proclamer leur
bonheur à la face de... ne savaient pas, de tous, de n'importe qui,
et bien entendu pas de ceux qui les avaient dédaignés ou pas
uniquement de ceux qui... Mais peu à peu une gêne s'installait, et
il y eut ce soir où Marie baissa la tête, l'enfonça contre
l'aisselle de Jules en murmurant «ils nous regardent» «qui ?»
«eux, la haut» et elle tendait le bras. Jules s'est retourné, à
courbé sa nuque en arrière, a levé les yeux, mais il n'y avait
rien, rien que ces deux massifs de maçonnerie blanche – un peu
comme des heaumes, c'est vrai, il le réalisait – et les fentes
comme des yeux plissés, attentifs à ce qui se déroulait dans les
rues de la ville ou de ce petit coin de ville.
Il a embrassé le crâne
blotti
- ce sont des cheminées, voyons...
- on dirait que ce sont des cheminées, oui, et là depuis toujours, mais elles regardent, je le sens, et le grand en parle, il a une antenne..
Il a ri doucement, il a
pris la main de Marie, ils s'en sont allés mais ne pouvaient
s'empêcher de chercher à sentir si le regard des cheminées, ou de
ce qui ressemblait à des cheminées les suivait... et quelque jours
plus tard un ami de Jules, le Pierre, celui qui disait toujours ce
que les autres pensaient et taisaient – le fada disait-on mais
avec une amitié mêlée de respect – dans une de ces
conversations paresseuses qu'ils avaient souvent, assis sur un muret,
en haut d'une rue, les yeux dans le vide, s'est plaint de ces regards
pesant sur lui partout, surtout quand l'était avec sa belle amie, et
tu sais quand on cherche il n'y a rien, rien qu'un fenestron, qu'une
fente entre deux volets, qu'un macaron dont les yeux semblent
percés... Ils ont ricané comme l'ont fait les autres, peu à peu,
cette impression d'être observé, épié, se généralisant et se
disant.
Un jour la petite soeur de
Jules lui a demandé «elles ont bon goût les lèvres de Marie ?»
et en réponse à sa surprise coléreuse : «oui, vous ai vus, vous
êtes dans le journal des regards» - un autre jour sa mère lui a
proposé d'inviter Marie et il a refusé un peu brusquement ce qu'il
estimait être une intrusion.
Ils ont réalisés, eux,
Julie, leurs amis et camarades, que toutes leurs histoires, même
celles qui s'ébauchaient, même celles dont ils n'avaient pas encore
conscience, avaient pris un caractère presque officiel, que la
frontière entre leur groupe et le reste de la ville, les parents,
les indifférents, les professeurs, les commerçants, toutes ces
personnes qui ne présentaient à leurs yeux d'autre intérêt que
pratique, était transparente, même si en réalité cette
transparence, du fait d'être instantanée et factuelle, était
trompeuse, fausse image ayant pris force de réalité. On leur a
montré qu'ils pouvaient, de même façon, observer bien des actes
des parents, indifférents etc... mais ils n'y ont trouvé aucun
intérêt, si ce n'est de pouvoir leur fournir des éléments de
pression, tentation que Marie a déclaré honteuse.
Ne savaient pas alors que
ce n'était que le début du règne de la transparence et des fausses
images.
6 commentaires:
les époques comme les couches de peinture à l'huile des flamands
tout est superposition (même ce qui se croit nouveau)
"le journal des regards" : beau titre ! :-)
vous pourriez le tenir (en images commentées)
Si les murs ont des oreilles, les cheminées peuvent avoir des yeux. Si le regard est partout, l'intimité des êtres et des choses demeure secrète.
oh des puces-espionnes y remédieront
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