Dans ma maison natale qui ne l’est pas, qui est la quatrième ou la cinquième, j’ai cinq ans, à peu près, un peu plus.
Il y a la grande chambre claire, le soleil qui entre par les fenêtres, les rayons découpés par les persiennes et les petites taches dorées qui flottent dedans.
Il y a un grand carrelage où jouer.
Il y a nos trois lits alignés.
Je suis encore l’aînée.
Il y a le matin la robe de chambre rouge de maman, et je crie.
Elle me console, elle dit que j’exagère, elle dit que je suis la grande.
Je sais, mais j’ai peur.
Je n’aime pas le rouge.
Je n’ai très longtemps pas aimé le rouge, ni le sang.
Je n’aime pas la viande.
Il y a le jardin plein de terre, de poussière, de chaleur, de soleil, et des herbes folles.
Nous sommes libres.
Nous sommes trois, les filles, en bloc.
Et je suis la grande, je suis responsable.
Et puis, autres, gentils, il y a les parents.
Nous les aimons.
Et le garçon qui apprend à marcher, tombe, nous encombre.
Maman pleure. Son frère a été tué.
Je garde les autres.
Je suis en colère parce qu’elle a mal.
Il y a Papa quand son bateau est au port,
et les histoires qu’il raconte, suivant des règles, pour qu’on sache quand on doit avoir peur.
Il y a eu le bébé chien né sur le bateau.
Il nous le présente.
Le chien est mignon, mais nous ne le connaissons pas.
Nous n’en voulons pas dans notre chambre.
Nous montons sur nos chaises.
Il repart à bord, dans les bras de Papa.
Nous avons été sottes, je crois. Je ne le dis pas.
Mes patins à roulettes. Les autres sont trop petites.
Il y a des livres. J’apprend.
Je décide que je ne suis plus l’ainée.
Elle fait cela mieux que moi.
Elles jouent avec le garçon.
Maman attend un bébé.
Je me raconte des histoires.
C’est merveilleux.
Hum, j'aime moyennement en le recopiant et relisant – tant pis – je l'ai mis en ligne ainsi sur Liminaire http://www.liminaire.fr/spip.php?article767, c'est une tentative pour un atelier s'appuyant sur un passage des «planches courbes» d'Yves Bonnefoy, dont le thème était
«Effectuer un retour en arrière comme l’on revient vers sa maison natale (moins celle où l’on a réellement vécu que celle que l’on transporte en soi), revenir sur les images du passé, l’expérience de l’enfance, porteuse d’une mémoire en éveil et une espérance, une confiance dans l’avenir, où s’annonce «l’avènement du monde» dans «les choses d’ici» : l’arbre, la montagne, la pierre, le feu…», avec cette constatation troublante : je n'ai aucun vrai souvenir (juste des récits qui m'ont été faits) avant mes six ans et quelque, et ne pouvais m'accrocher à rien pour imaginer, même avec transformations comme dans mes lignes ci-dessus.
Dans le monde réel et présent, je ne savais pas qu'une braderie était organisée dans le centre – en partant chez teinturier, pharmacien et en quête de poisson, j'ai hésité à fuir, et puis, malgré moi, en avançant entre les quelques étals (assez peu nombreux d'ailleurs), mon pas s'est fait plus lent et j'ai fouillé trois ou quatre fois. Contente de réaliser que tout était trop grand pour moi, ou moche, ou trop léger et de me sentir vertueuse.
Malheureusement, au retour, j'ai trouvé une jupe de velours chez Ventilo, à ma taille, à prix très cassé et nettement trop élevé, et n'ai pas su résister.
Ce qui m'a permis de me sentir délicieusement absurde (elle est nettement mieux qu'elle n'en a l'air, pourquoi l'ai-je photographiée et ai-je gardé cette photo ? mystère)
15 commentaires:
il est TB ton texte sur le retour aux "sourcevenirs", et la jupe aussi !
J'ai lu qu'on n'a pas de souvenir réel avant l'âge de cinq ans. Ceux que l'on croit avoir seraient des récits qu'on nous a faits, et qui se constituent en souvenirs propres, ce qui ne veut évidemment pas dire qu'on n'a pas vécu les événements qu'ils relatent, mais qu'on se les réapproprie à travers la version de tiers, et par une mystérieuse alchimie interne, d'une certaine manière on s'invente.
J'aime beaucoup ce retour vers ton enfance, c'est extra, rythmé, superbe. Je m'en souviendrai ! Brava !
Ne faut-il pas parfois dépasser le stade la photo d'un objet désiré et céder, tout bonnement, à la tentation? C'est délicieux une tentation.
..."les histoires qu’il raconte, suivant des règles, pour qu’on sache quand on doit avoir peur"
En quelques mots tout est là, le père et sa fonction, sa mission de citoyen, le pouvoir qu'ils ont sur les enfants, et ma question : comment en sortir ?
en l'occurrence le pouvoir était doux et pas impérieux, et aucune envie d'en sortir, c'était liberté
l'enfance racontée, l'enfance sentie au fond de soi, l'enfance imprégnée, saura-t-on jamais la vérité ? est-ce peut-être mieux ainsi ? ...
un jupe comme une cape noire et acier d'un chevalier !
en fait c'est pas si faux les souvenirs sauf que me suis trompée d'un an - et les résultants (je lis, j'ai laissé rôle d'aînée au numéro 2 est très vrai) - mais pas d'image avant six ans (celles ci ancrées)
il y a toute une étude des "planches courbes" d'yves bonnefoy réalisée par angèle paoli de "terres de femmes" et que je n'ai pas encore lue dans son entier...
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2006/04/yves_bonnefoyle.html
ici c'est avec des bribes éparses que se constitue l'histoire comme un collage
ça m'a renvoyé à un texte que tu avais publié et qui est sur la page 13 du calaméo que j'ai découvert hier (peut être était il visible depuis longtemps)
ici le texte est comme une prise de notes, sur ton calaméo le texte met en forme les notes accumulées dans un style habillé
Parce que la photo a un superbe mouvement.
la dernière photo...on dirait des algues brunes
Très beau texte, émouvant, plein de juxtapositions de sentiments et de faits, en légers décalages comme l'enfance les produit, ce qui m'enchante.
Autant en emporte le Ventilo...
je suis accroc de ta dernière photo très dans le vent !!
J'aime beaucoup la première photo, pourquoi ? L'ambiance sans doute.
Pour ce qui est de la braderie, je me suis laissée tenter aussi, pour compléter ma collection de chaussures.
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