Un
jour, alors qu'elle était petite fille, S. est tombée à plat
ventre dans le square des Ornettes.
Le
grand-père : « Elle jouait avec ses amis, elle avait quoi cinq ans,
six ans ? J'avais dû l'accompagner jusqu'au milieu du square parce
qu'elle était timide ; fallait toujours faire ça. Puis elle m'avait
lâché la main. Elle était partie en courant sans regarder où elle
allait. Pas faute de l'avoir mise en garde, mais tu crois qu'elle
écoute ?... Cette chute, elle l'avait bien cherchée : elle a buté
dans une racine de marronnier saillante, et je nous l'ai vue partir,
droite comme un i, à peine les mains devant pour amortir le choc.
Elle s'est tout de suite mise à chougner. »
La
grand-mère : «C'était une petite fille trop prudente. On
s'inquiétait souvent pour ça, avec sa mère. Je me souviens des
conversations, les mercredis au soir, quand elle venait la récupérait
à la maison et qu'elle me demandait : alors cette fois elle a joué
? - avec un regard qui n'osait plus l'espoir. Parce qu'S., on la
trouvait trop calme. Jamais elle ne courait, jamais non plus ne se
mêlait aux autres petits. Elle se tenait accoudée contre le
bas-muret, elle disait «je préfère regarder». Lorsque ses
camarades l'invitaient à jouer, c'était toujours refus muet. Ce
jour-là, dont vous me parlez, Gilbert lui avait un peu forcé la
main, parce que ça l'irritait qu'elle ne fasse pas comme tout le
monde. Il aurait voulu être fier d'elle ou pouvoir dire d'un ton
égal «j'ai conduit ma petite-fille au parc». Alors il l'a menée
non loin du marronnier central et il a tourné les talons. Voilà.
Elle se trouvait juste au milieu du square. Une dizaine de gosses
s'étaient mis à l'apostropher, sans qu'elle leur adressât ni
regard ni parole en retour. Un modèle d'immobilité. Les yeux tout
fixes, comme pour s'extraire de là. Puis à la longue, je pense
qu'ils en ont eu assez - vous savez, des enfants qu'on frustre... Ils
se sont mis à la pousser. Il n'y ont pas vu le mal. A cet instant,
Gilbert et moi on aurait dû intervenir mais on a hésité. Elle est
tombée presque tout de suite. Elle n'a rien fait contre la chute. Et
une fois étalée à terre, elle y est restée, silencieuse.»
Gilles
(l'un
des enfants présents ce jour)
:
«S. ? Vous devez faire erreur, je ne l'ai pas connue. »
La
mère d'Alicia : «Si je m'en rappelle ? Bien sûr ! Cette pauvre
fillette. Ce jour-là, son grand-père l'avait traînée au milieu du
square comme une poupée de chiffons. Elle s'était laissée faire.
Il avait menacé, «tu restes là, maintenant, tu joues !». Avec
Madame De Luze on avait échangé un regard entendu. La petite
n'avait pas bougé. Tous les autres gamins étaient venus lui tourner
autour. Elle
contrastait
vraiment. On l'eût crue plus vieille qu'eux, incapable d'enfance.
Une sorte de petit fantôme. Elle a eu un geste maladroit, comme pour
s'extraire du groupe ou comme pour se débattre, mais prise dans la
cohue elle a perdu l'équilibre et elle est tombée près de l'arbre.
Madame De Luze qui était près de moi, a bondi sur ses pieds : « sa
tête elle aurait pu cogner ! »
S.
: «Je n'aime pas trop les parcs. Les rires des enfants me font peur.
Je me souviens d'un carnaval grotesque. Partout, la lumière blanche,
et dedans, noyés, des visages. L'un d'eux est tout peinturluré,
peut-être un indien ou un chat ; et moi je suis un papillon fragile,
un papillon bleu clair. Autour tout est vacarme, il y a la brutalité.
Il y a que l'on m'a mise ici sans que je ne suive le mouvement.
Avant, je restais toujours derrière un petit mur où j'étais bien
tranquille. Maintenant je suis un poteau obligé. Je me tapis en moi.
Je cherche mon muret partout. Je m'abstrais totalement, il me faut un
recul, j'ai besoin de créer la distance. Par contre quand vous me
dites que je suis tombée, ça m'étonne.»
Paumée
est tout ému (oui, il est un blog, donc masculin), d'accueillir une
petite S. qui lui paraît être ici chez elle. Petite fille dont
l'histoire est racontée, à travers des souvenirs divergents, par
l'auteur du texte Justine Neubach, pendant que, chez elle
http://justineneubach.fr,
Brigetoun parle d'un qui revient dans la ville qu'il avait quittée
et effacée plus ou moins.
Deux textes ayant pour
point de départ cette phrase de Raymond Federman, dans «Chut» :
«Se souvenir, c'est faire du cinéma mental qui fausse toujours
l'événement original. Les souvenirs ne sont que des fictions.»
Rappel :
Tiers Livre et
Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases communicants :
le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à
charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les
invitations. Circulation horizontale pour produire des liens
autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre."
La liste des
participants, que j'espère correcte se trouve ci-dessous ou sur un
blog dédié à ce seul usage http://rendezvousdesvases.blogspot.com
pour simplifier les choses pour les participants
9 commentaires:
Petite S., solitaire, cruauté de l'enfance inconsciente, paradis peut-être de la chute.
" Les souvenirs ne sont que des fictions.", une mise au goût du jour, ine réaactualisation. On croit se souvenir: on crée.
Entre le regard du parent et le sentiment réel de l'enfant il y a interprétation aussi...
"Elle aimait regarder"seulement
Qui S ?
Si S pouvait franchir les rêves et devenir réalité...
Pierre R. Chantelois
dommage que j'ai mal répondu
Les souvenirs s'effilochent, se déforment et peuvent même disparaitre
me sens très proche d'elle (euh pas pour l'âge)
ce texte donne envie de la protéger cette petite S... qu'est-elle devenue ?
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