(à
Brigitte Célérier)
C'est
l'année de ses quarante ans et elle ne sait presque rien, ou alors
elle sait de moins en moins de choses qu'avant, ou alors elle doute
de plus en plus, et elle se demande si de l’autre côté de la
Méditerranée, P. a l'impression que les années ont alourdi, ou au
contraire allégé, le poids de laine sur ses épaules. Elle s’est
demandée ce qui les rapprochait, à part ce peu de choses qu’elle
sait (l’engouement pour Facebook, les vases communicants, les
photos tout simplement originales, et l’écriture).
C’est
l’année de ses quarante ans et elle rêvasse devant les photos à
la couleur miel de P., qui croit disparaître mais dont la présence
dans la vie de ses lecteurs assidus se fait de plus en plus
importante, sans qu’elle le sache forcément. À première vue, P.
ne partage rien avec eux, à part ses mots, et encore. Mais P. et eux
partagent la même voix en fait, la voix de P. dans la tête de ses
lecteurs assidus se fait de plus en plus claire, et elle leur fait de
plus en plus de bien.
Elle
lit que P. a jeûné hier soir en prévision d’une prise de sang à
faire ce matin. Il lui est arrivé exactement la même chose, et elle
aussi, cela faisait longtemps qu’elle était censée faire cet
examen sanguin, parce que cela faisait longtemps qu’elle était
épuisée, nauséeuse, au bord de l’évanouissement. P. semble
aimer les palmiers, elles ont donc un autre point commun, car ces
arbres pleins de joie font sourire les yeux de H. quand ils en
croisent. À chaque fois qu’elle rentre de l’étranger, les
premiers pas dans l’aéroport entouré de palmiers rieurs et
ébouriffant les nuages sont comme la première bouffée d’air
après trop d’éloignement.
Quel
est le contraire d’un point commun, si ce n’est un point
différent ? Probablement une absence ? Oui, une absence aussi. Ses
épaules, P. aime les recouvrir de laine, d’après les photos de P.
affichées sur son blog, pourquoi ? Elle ne le sait pas, mais elle
sait que ces mailles sont absentes de sa propre penderie, parce
qu’elle est allergique à la laine. Est-ce que cela viendrait de
ces vêtements déposés par des voisins bénévolents et anonymes
devant le portail noir puis blanc puis gris de leur maison ? Elle se
souvient de collants et d’un bonnet sous lesquels sa peau grattée
jusqu’au sang hurlait, et de cette veste à carreaux noirs, blancs
et rouges, une espèce de veste de clown s’est-elle dit en
l’endossant à la demande expresse de ses parents, et en éternuant
tout aussi tôt. Elle était trop courte, étroite, mais la laine
tient chaud, tu te tais et tu la portes. Elle s’est tue et l’a
portée et ils se sont moqués d’elle dans la cour de récréation.
À qui avait-elle piqué cette veste, ce n’était pas la sienne
pour de vrai, on dirait un clown, elle ne va pas avec ta tête
(d’asiate). Elle n’aurait jamais pu avouer que des voisins la lui
avaient donnée, et puis elle ne savait même pas lesquels. Elle ne
l’a jamais su en fait.
Il
y avait ceux dont les fils rentraient et sortaient de prison, dont le
berger allemand avait mordu son frère, dont les voitures cabossées
étaient garées en plein milieu de la pelouse. Il y avait ceux qui
travaillaient chez Nestlé et leur donnaient parfois du lait
concentré, des bouteilles de Maggi, des œufs en chocolat aussi. Il
y avait ceux qui travaillaient à la poste, dont les pièces de la
maison étaient toujours plongées dans l’obscurité et dont la
fille aînée, avec qui elle se maquillait à outrance et séchait
les cours du collège pour aller à la foire, adorait manger des
soupes de nouilles lyophilisées pour le goûter. Il y avait ceux qui
étaient flics tous les deux et portaient un nom de famille aboyé,
leur fille unique avait le seul porte-disque du quartier. Il y avait
ceux dont on ne savait jamais rien, comme H. et sa famille. Il y
avait la voisine divorcée aux trois filles blondes, toutes aussi
belles les unes que les autres, et l’été elles portaient des
robes à fleurs et partaient en riant à bicyclette, les cheveux
détachés et sentant bon, tandis que H. , de l’autre côté du
portail noir puis blanc puis gris de leur maison, cheveux coupés à
la garçonne, c’est plus pratique, les regardait, non, elle les
admirait passer, assise sur la selle du petit vélo de son frère,
qui n’avait qu’une pédale, et serrant le guidon à s’en faire
blanchir les phalanges.
C'est
l'année de ses quarante ans et l'hiver a bien duré, les coquelicots
bien tardé, sans qu’elle ait su pourquoi. Il y a vingt ans, elle
aurait soit écrit qu’elle en souffrait, soit qu’elle refusait
cet état des choses et voulait changer le monde et sa météo
pourrie, parce que bien sûr, elle savait tout il y a vingt ans. Elle
serait sortie en petite robe légère sous la pluie, aurait sauté à
pieds joints dans les flaques en grosses bottes de moto, et dormi sur
les bancs, sans couverture, par défi bien sûr. De toute façon elle
n’a jamais supporté les doudounes remplies de duvet d’oie, les
châles et la laine, comme on le sait maintenant. Aujourd'hui, elle
s’est contentée d'attendre, et c'est déjà pas si mal. Et de
l’autre côté de la Méditerranée, elle sent P. attendre aussi,
chaque jour, à chaque battement de cœur, le facteur peut-être ?
Elle ne sait pas, mais elle croit avoir compris qu’elle attendait
la lumière, la chaleur, la douceur, le retour du goût des choses,
les moments de contemplation volés au temps, les objets qui font des
clins d’œil, les souvenirs qui peuvent si bien mentir, les phrases
qui font tant de bien et qui tordent le nez au quotidien.
Le
facteur, H. l’attendait avec impatience, petite d’abord parce
qu’alors il lui apportait encore des lettres de sa grand-mère,
qu’elle n’a jamais revue, la mort l’ayant emportée sans
qu’elle ait jamais su quand exactement, sa grand-mère qui l’avait
élevée jusqu’à ce qu’elle ait eu trois ou quatre ans. Elle l’a
aussi beaucoup attendu plus grande, le facteur, pour les lettres
d’amis, les lettres d’amour, les cartes postales collectionnées,
les histoires collectionnées, les preuves d’affection
collectionnées. À l’âge de dix ans, elle répondait à sa
grand-mère sur du vrai papier à lettres, les seules fois où elle
avait le droit de s’en servir, le papier Vélin bien blanc sous
lequel on place une feuille barrée de lignes bleu foncé. Elle
bavait plus sur son buvard que son stylo à plume. Une fois la lettre
terminée, elle connaissait immanquablement la censure : son père
brandissait le petit flacon de correcteur blanc en secouant la tête
avec consternation, et transformait sa missive léchée en croûte.
Après, elle devait mentir sur ce blanc étalé, parce que “les
communistes” n’auraient pas aimé telle ou telle tournure de
phrase, ou auraient puni sa grand-mère s’ils apprenaient telle ou
telle chose concernant leur famille. Une fois, elle n’a pas hésité
à écrire qu’elle haïssait “les communistes”, phrase qui a
été interceptée à temps par le correcteur de son père. C’est
peut-être durant ces séances de censure qu’elle a appris à
fabuler.
C'est
l'année de ses quarante ans et elle a lu le beau texte "Revenir"
de P. L'homme dont P. parle revient et retrouve dans son ancienne
chambre un cahier dans lequel il avait écrit durant son adolescence.
Elle s’est tout de suite émerveillée en se disant qu'il y a donc
des personnes à qui il est donné de retrouver des chambres où ils
ont vécu enfant ou adolescent, que de telles chambres existent
réellement, dans des maisons qui ne font pas que partie de souvenirs
effacés par les guerres, et que des cahiers d’adolescence
perdurent pour attendre le retour de leur ancien confident. Les
siens, elle les a déchirés et jetés au fond de la poubelle d’un
immeuble où elle vivait à l’âge de dix-huit ans : des cahiers de
la marque “Oxford”, à la couverture bleue, vert pomme, rouge,
remplis de lettres adressées à “Mon cher Oxford”. Il y a vingt
ans, elle enviait à en sangloter ces personnes, ces chambres, ces
cahiers, de pouvoir ainsi se revoir un jour. Aujourd'hui, elle ne
sait plus ce qu’elle est censée éprouver face à cette idée, et
au château où elle a grandi, car son enfance ne s’est-elle pas
déroulée dans un château de chambres ? Oui, c’est dit joliment,
pour des raisons évidentes à ses yeux. Ils ont tant erré que son
enfance peut se résumer à un labyrinthe de pièces à vivre, un
assemblage de lits, armoires, bureaux, chaises... Elle a eu tellement
de chambres enfant que c'est comme si elle n'en avait jamais eues.
Et
que dire de ceux qui enfants n'ont jamais eu de chambre à eux, parce
qu'ils devaient la partager, avec un, deux, six ou vingt autres ? Et
de ceux dont la chambre a été perdue ? Oui car l'on peut perdre sa
chambre, sans parler des déménagements, elle peut exploser, être
donnée à quelqu'un, être vendue, devenir valises, ou juste une
simple valise posée à terre, sur la moquette grise râpée, à côté
de laquelle on dort, à même la moquette, enroulé dans une
couverture. Une petite valise où sont rangés si peu de vêtements
que la petite fille les jette en boule pêle-mêle pour voir s'ils ne
pourraient pas prendre un peu plus de place, car elle aimerait tant
que sa propre maigre personne puisse prendre un peu plus de place
dans le monde, de ses parents d'abord, et puis elle aimerait faire
comme si elle n'arrivait pas à la fermer, la bouche et la valise, ou
comme dans ce film qu'elle a vu, dans lequel le personnage s'assoit
en riant sur sa valise pour arriver à la boucler.
Elle
aussi plus tard a voulu pouvoir rire à chaque fois qu'elle rabattait
le couvercle d’une valise de plus, mais elle ne savait pas le
faire, ni rire, ni sourire, et aujourd’hui qu’elle le sait, elle
ne veut plus partir, parce que c'est l'année de ses quarante ans et
qu’elle élève un enfant pour la première fois de sa vie, un
enfant à elle, à qui elle a donné le jour dans une ville
d'adoption, et elle ne sait pas comment élever les enfants alors
qu’elle croit savoir tellement d’autres choses, qui concernent sa
profession avant tout, ce qui au final est bien peu de choses.
Elle
ne sait pas si elles resteront ici, ni quelle vie elles auront
ensemble, elle sait juste que l’amour qu’elles se donnent est
incomparable, qu’il la baigne de l’innocence qu’elle croyait
avoir perdue à jamais, et qu’il la sauve de l’ignorance.
Paumée
tout fier (en plus l'est nommé dedans) de se parer du texte de
Sabine Huynh pendant que Brigetoun, avec ses exactement trente ans de
plus, s'interroge sur sa persistance sur « presque dire »,
chez sa cadette http://www.sabinehuynh.com/
Rappel
:
Tiers
Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases
communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog
d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les
échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des
liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez
l’autre."
La liste des participants, que j'espère correcte se trouve sur un blog dédié à ce seul usage http://rendezvousdesvases.blogspot.com pour simplifier les choses pour les participants
11 commentaires:
Un beau texte, sans sensiblerie, chantant, évident de pudeur , en recherche d'amour.
délicat et touchant - suis ravie
Château de chambres... oui, visites vers autrefois.
@ brigetoun : très beau, votre texte + photos.
La vie est un pêle-mêle.
grand merci pour les deux, Dominique - sommes presque jumelles, enfin presque
Presque jumelles dans ce pêle-mêle...
Comme un livre de chevet qui se lit dans l'intimité et dans la solitude. Fort bien inspiré ce texte nous ouvre de belles avenues pour poursuivre le rêve. Et j'imagine la délicatesse de ce papier Vélin bien blanc sous lequel on place une feuille barrée de lignes bleu foncé...
Paumée, c'est une expérience comme la lecture des Essais, avec les inventions humaines qui offrent la possibilité de partager dans le temps, et se montrer comme on est, et être une femme. Nous sommes tous tellement masqués !
C'est vrai, nous partageons une voix, au-delà des mots, un genre d'évidence.
merci pour Sabine - j'ai de la chance
C'est moi qui ai de la chance, merci Brigitte d'être chez moi.
trop gentille.. ou disons que nous partageons
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