La
première date du vingt deux mars, c’est dans la rue de Beaune
(moi
je me souviens de cette ville ronde et de ses hospices, ses toits
colorés, ses vendeurs de vin, la musique baroque et la photo de
Niepce dans le sous terrain de la gare)
il
y avait là, au fond de l’image, le Louvre, elle vivait rive
gauche, elle a changé, elle s’en est allée. On ne sait jamais
pourquoi on prend une photo : celle-ci, sans doute pour le fond, le
fleuriste est toujours le même, je n’en ai pas changé
(en
face de la boutique, alors, qui faisait le coin du boulevard, il y
avait un café, l’Escurial, on y vendait des croissants
croustillants le matin entre six et demie et sept, le dimanche, avant
qu’on embauche au pont Cardinet)
je
lui porte ces bouquets aussi parce qu’elle me dit à chacune de mes
visites «ça embellit ma vie, je vais le mettre à côté de la
télévision, voilà là», elle regarde, je me tourne, je suis assis
dans ce petit fauteuil, elle me sourit, «ces fauteuils sont ceux de
ton grand-père»
(était-ce
rue Millevoye, était-ce rue Voiture, le café où il m’emmenait et
où il buvait un demi – il m’en cédait la mousse - voilà qui
n’est pas simple à déterminer)
alors
à chacun de mes passages, je prends un de ces bouquets, la fleuriste
me demande si je veux du feuillage, je dis oui, un peu, je discute de
la météo avec elle, je regarde les voitures passer, celle qui vont
au garage des deux palaces, en face, la pharmacie
devant
laquelle descend la rampe, si on descend un peu la rue, une église
se cache
(elle
vivait au sixième étage, il paraît que mon père, en ce début de
l’année soixante, au siècle dernier, venait la voir, lui avait
une chambre au Montana, et en bas de l’avenue du Théâtre Romain,
il y avait une petite baie, la plage la photo me montre allongé sur
le ventre souriant dans l’eau, j’ai appris à nager avant de
marcher)
je
traverse le jardin, je lui dis bonjour, «viens que je t’embrasse»
me dit-elle, elle se lève, elle porte cette chemise de nuit vert
clair, ses cheveux sont pâles et son teint à peine émacié, ses
cernes, ses rides, son sourire et son regard, «oui, me dit-elle, je
lui en parlerai si tu veux, oui», elle parle de sa mère, je lui dit
en riant un peu «mais elle est morte, tu sais bien, voilà trente
ans maintenant…» , elle me regarde et ses yeux comprennent tout à
coup, oui, enfin non, elle ne rêve pas, non, c’est bien moi, oui,
voilà «tu es comme mon fils», oui, voilà mais elle est comme ma
mère
(au
coin de la pièce figurent encore les chaises, je ne crois pas qu’il
y ait encore son secrétaire mais où peut-il être ? je sais qu’elle
l’avait acheté rue de la République, dans la salle des ventes,
«c’est formidable les affaires qu’il y a à faire là-bas»
disait-elle)
«ah
elle est partie elle aussi», elle laisse ses yeux se perdre loin
devant elle, elle regarde vers la télévision, elle regarde vers
l’endroit où elle posera sûrement ce bouquet comme elle a posé
les autres, elle regarde loin devant elle, aussi loin qu’il est lui
est possible d’envisager l’horizon, elle regarde le mur blanc,
les appliques en forme de bougies, l’encadrement de la porte qui
donne dans l’autre chambre, «moi, tu sais, me dit-elle, j’ai été
élevée chez les soeurs…», oui je sais, je ne vais pas tarder, je
dois aller travailler, je dois m’en aller, je dois partir, partir
aussi, je ne salue personne, je la prends dans mes bras, je
l’embrasse, je ne sais jamais si c’est la dernière fois que je
la vois, elle le sait aussi, parfois c’est un peu de fatigue,
parfois, c’est un soupir, un regard ou un pli aux yeux, parfois ce
n’est rien, rien du tout, juste un souffle d’air frais qui entre
par une fenêtre, les fleurs sont sur la petite table, à côté de
ses lunettes, sur le lit il y a son tricot, «je donne aux œuvres tu
sais», dans son lit, ses quatre petites peluches, elle claudique
doucement, je ne me savais pas la dépasser de deux têtes, je lui
prends la main, l’embrasse, m’en vais, du bout du couloir je lui
fais signe, je lui envoie un baiser, et derrière moi, je referme la
porte
texte
émouvant et fluide, comme toujours avec lui, de Pierre Cohen-Hadria,
qu'il a bien voulu confier à Paumée, dans le cadre des vases
communicants, accueillant chez lui
http://www.pendantleweekend.net/category/vases-communicants/
une petite divagation de Brigetoun, avec aides glorieux, sur la chair
des roses
Tiers
Livre et Scriptopolis sont à l'initiative d'un projet de vases
communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog
d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les
échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des
liens autrement… "Ne pas écrire pour, mais écrire chez
l’autre.".
La
liste des participants, que j'espère correcte, se trouve sur
http://rendezvousdesvases.blogspot.fr,
dédié à ce seul usage, et ci-dessous, si vous le préférez.
10 commentaires:
"Une rose" que nous avons tous au fond de la pensée dont les détails sont émouvants par la simplicité même
Le bouquet fort bien présenté ira parfaitement dans ce "vase" qui l'accueille.
Des couleurs à la Gauguin.
Tropiques.
ne m'en lasse pas
Magnifiques couleurs de l'amour.
Un beau texte. Images fortes et poétiques : « le café où il m’emmenait et où il buvait un demi – il m’en cédait la mousse »
Si tristement beau.....
Je hais cette maladie de toutes mes forces, elle qui tue avant de mourir.
Zéo
Je ne voudrais pas te jeter des fleurs mais quelle pêche tu as
Merci à toutes et tous pour vos commentaires... et à vous, Brigitte, pour votre accueil... PCH
Echange joliment fleuri. On oublie trop vite avec nos vies folles la poésie éphémère des fleurs. Voilà donc de quoi nous égayer et nous remettre sur des voies terriennes. Vu le film sur Pierre Rabhi « Au nom de la terre » il y a quelques jours, bel hommage aux sentiers de terre jadis battus et à réinvestir.
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