En passant devant la Comédie, Angélique-Marie a posé sa main sur le coude d'Anne-Françoise et s'est arrêtée.

"Vivien m'a dit, pendant que nous vous attendions, que la décision de construction du nouvel opéra, sur l'agrandissement de la place de l'Horloge, était définitive ; il a vu les plans et assure que ce sera moderne et assez grandiose".

"oh ! c'est définitif ?" Elles regardent la jolie façade, partageant le même désarroi.

"Vous souvenez-vous du jour où vous êtes venue pour la première fois dans la loge de mon beau-père. Je crois que je regretterai cette salle. J'ai un peu peur ; notre temps a une façon si péremptoire d'afficher la richesse."

Angélique-Marie sourit en réponse. Elle aussi regrettera la loge que son père avait prise à sa demande, et qui est toujours la sienne, son camaïeu de bleu, les trophées de musique décorant les balcons et les loges du bas, là où elle avait découvert son goût pour les bals et spectacles, avec les ornements grecs se détachant en or sur le faux marbre.

Elles repartent, tournent à l'angle de l'Hôtel de l'Europe et, en suivant la rue du Limas et ses humbles maisons vers le petit hôtel de Ronquères du Bernaux, luttant un peu contre le vent, elles se renvoient des souvenirs de leur jeunesse, avant la révolution qui a bouleversée la vie d'Anne-Françoise et anéanti le monde qu'elles découvraient jeunes-femmes, l'annonce de la future mort de ce théâtre, après tant d'autres renoncements, réveillant le besoin de ne pas laisser ce temps s'effacer sans une petite complainte.

"Ma belle-mère adorait raconter en riant à demi derrière un geste de ses mitaines, ou tête un peu de coté, la rixe entre la marquise de - ma foi je ne sais plus son nom, c'est une famille qui n'a pas fait souche, qui était venue avec les anglais - et la Marseillaise, la vendeuse de rafraîchissements qu'elle accusait de faciliter les rencontres du marquis et d'une belle chanteuse... Elle a sauté à la face de cette femme, lui a griffé le visage et tiré les cheveux ; la chanteuse, que l'on oubliait sur la scène, s'est évanouie. Cela a été un bel hourvari."

Angélique-Marie, regardant avec complaisance le toujours joli pied, finement chaussé, que ses jupes découvrent en marchant : "C'était avant notre temps, mais... les bals ; je n'oublierai jamais le premier; avant votre arrivée, juste après le couvent. Je crois qu'aucun, par la suite, ne m'a semblé aussi magnifique. Et nos filles ne connaîtront pas cela. Les habits des hommes sont tellement ternes aujourd'hui."

"Pour moi je regrette l'époque de Monsieur Fabre d'Eglantine."

"la Bataille d'Ivry - et la jolie voix de Madame d'Eglantine."

Elles sont arrivées devant la porte. Anne-Françoise accepte un goûter de confitures, avant que la voiture ne la raccompagne chez elle, et elles pénètres dans le hall, passant sous le sourire accueillant et bonhomme du macaron.